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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/298

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aux voûtes, je vis une dizaine de Turcs, prosternés à plat ventre, sur des tapis. Parfois, ils se relevaient, les bras croisés sur la poitrine, et marmottaient des paroles que je ne comprenais pas. Un homme en turban blanc était debout dans une espèce de chaire et psalmodiait, sur un ton nasillard et suraigu, des formules monotones. Quand il avait fini sa phrase, brusquement les fidèles retombaient à terre, tous ensemble, avec un bruit sourd de mains qui s’aplatissent. Leurs pieds nus et rugueux s’alignaient parmi les jolis dessins des tapis, et leurs lèvres, en s’ouvrant pour murmurer des oraisons, faisaient remuer leurs longues barbes.

J’errais encore au milieu des maisons endormies, lorsque la pâleur bleue du matin effaça lentement les étoiles. Au moment où l’orient empourprait la crête des collines et dorait les murs ébréchés du château vénitien qui étreint la cime du Pagus, je vis, près des arches d’un petit pont à moitié écroulé, trois chameaux et un chamelier, qui se reposaient les pieds dans l’eau. Sur la berge boueuse, parmi les cailloux et les joncs, un petit âne, dont la longe traînait à terre, attendait, l’œil mi-clos, les oreilles couchées, d’un air tranquille et résigné. Les grands chameaux, couleur de sable, allongeaient le cou, et leurs babines pendaient, en lippes mornes et stupides. De toute cette troupe, c’était certainement le petit âne qui semblait le plus intelligent. J’offris au bon chamelier du tabac et du papier à cigarette. Sa face de bronze, sous le foulard bariolé qui lui cachait les oreilles, s’éclaira d’un sourire, et il refusa mes offres d’un geste reconnaissant, en me montrant le ciel rose, du côté du soleil. J’avais oublié que, pendant toute la durée de la lune de Ramazan, la loi de Mahomet défend aux fidèles de boire, de manger et de fumer à partir de l’instant où l’on peut distinguer un fil blanc d’un fil noir.

Entreprendre une conversation avec ce chamelier eût été trop difficile. Je me contentai de lui adresser quelques barbarismes pour lui demander mon chemin. Je finis par reconnaître à travers les explications de cet homme l’endroit où je me trouvais : ce vieux pont n’était autre que le pont des Caravanes, et cette rivière bourbeuse où piétinaient les chameaux était le fleuve Mêlés, dont Chateaubriand but quelques gorgées, parce qu’Homère, dit-on, avait l’habitude de venir chanter sur ses bords. Je rentrai vers la ville, par un chemin défoncé, où fleurissaient des arbres de Judée, tout roses. Je rencontrais des zeybeks flâneurs, dont les moustaches féroces semblaient contemporaines de Bajazet, et je tombai au beau milieu d’un campement de tziganes : des marmites de cuivre bouillaient sur des feux de bois mort ; deux ou trois petits chevaux, maigres et hérissés, broutaient l’herbe rare ; une demi-douzaine de solides