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à la barbe de la gendarmerie turque, qui écartait consciencieusement les badauds à l’approche du cortège. Les fenêtres des maisons de bois débordaient de têtes curieuses et encadraient des groupes charmans de jeunes filles brunes qui avaient piqué, en l’honneur de la Grèce, des fleurs bleues dans leurs cheveux noirs. Le soir, dans la cour pavée de l’église épiscopale de Sainte-Photine, tandis que les pappas étaient prosternés en extase devant les icônes enluminées par les caloyers du mont Athos, les fidèles s’assemblaient en silence, et les cierges étincelaient près des murs pâles, où dormait la clarté de la lune. À minuit, quand l’évêque, suivi des acolytes, le front ceint de la tiare byzantine, sortit par le grand portail, brusquement ouvert à deux battans, et que, semblable à un patriarche du temps de Nicéphore Phocas, il s’écria : le Christ est ressuscité ! une musique qui était cachée dans le campanile se mit à jouer, avec des cuivres et des grosses caisses singulièrement modernes, l’air national des Grecs :


Je te connais au tranchant
De ton sabre terrible,
Je te connais à ton regard
Qui royalement mesure la terre…
Tu ressembles à une fiancée ;
Salut ! salut ! ô Liberté !


Au reste, ils fraternisent avec les Turcs, les servent même et acceptent des titres pompeux, accompagnés de fonctions domestiques, lorsqu’ils s’y croient obligés par l’intérêt de leur race, ou, plus simplement, par leur intérêt personnel. Je vis passer un jour, dans la rue Franque, un enterrement somptueux. Des soldats turcs marchaient en avant, portant des cierges et précédant la croix. Des cavas dorés, dont les vestes brodées étaient assombries par de longs crêpes en sautoir, venaient ensuite. Puis, derrière les pappas en dalmatique, et le cercueil noir constellé d’argent, une foule interminable suivait le deuil. Je demandai à un marchand de crevettes, qui passait, son panier sous le bras :

— Quel est le grand personnage que l’on ensevelit ?

Le pauvre homme me répondit avec un soupir de commisération respectueuse :

— C’est le bey Epaminondas Baltazzi. Que Dieu sauve son âme !

Et mon interlocuteur fit le signe de croix une dizaine de fois, avec une étonnante rapidité.

Le nom des Baltazzi est très notoire à Smyrne. Il me rappelait, pour ma part, un large fez et une face bouffie, blafarde et intelligente, avec qui j’avais dîné la veille chez un médecin grec. J’avais