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communauté s’en montra très irritée, et douze religieux, dont la patience était à bout, s’en allèrent. Là-dessus, une altercation éclata entre les deux frères. « Il aurait mieux valu, dit Romain à Lupicin, que tu ne fusses jamais venu ici, que d’y venir pour mettre en fuite nos religieux. » — « N’importe, répondit Lupicin, c’est la paille qui se sépare du blé ; ce sont douze orgueilleux, montés sur de trop grands souliers, et en qui Dieu n’habite point. » Cependant Romain réussit à ramener les fugitifs qui devinrent tous, à leur tour, supérieurs de communautés. » Cinquante ans plus tard, Condat était la première école de la Séquanie, l’une des plus célèbres de la Gaule. L’étude des orateurs anciens alternait avec la transcription des manuscrits, sans cependant qu’on négligeât le travail manuel. Viventiole envoyait au célèbre saint Avit, évêque de Vienne, une chaise en buis fabriquée de ses propres mains ; et son ami lui répondait prophétiquement : « Je vous souhaite une chaire en retour du siège que vous m’envoyez[1]. »

Après la conquête définitive du royaume burgunde par les fils de Clovis (523-534), évêques et religieux jouent un rôle de plus en plus considérable : dans ces temps obscurs où les passions sont féroces, les mœurs farouches, les ambitions âprement tragiques, ils semblent les derniers représentans de la civilisation, et, seuls, font entendre parfois aux puissans la voix de la justice. Un moine irlandais, Colomban, tient tête au clergé gallo-franc au sujet de la célébration de la Pâque, entreprend de ramener le saint-siège lui-même à son avis, entre en lutte avec Brunehaut et avec son fils qu’il menace de l’excommunication parce qu’il a répudié sa femme et s’entoure de concubines, est exilé par eux à Besançon, conduit sous escorte jusqu’à Nantes. Colomban le pêcheur, s’intitule-t-il, avec une humilité que dément tant de hardiesse ; Colomban, le roi des moines et le conducteur du char de Dieu, comme on l’appelait, écrit à son peuple monastique ces lignes qui éclairent cette âme indomptable d’apôtre : « Là où il y a lutte, il y a courage, vigilance, ferveur, patience, fidélité, sagesse, fermeté, prudence. En dehors de la lutte, misère et désastres. Ainsi donc, sans lutte, point de couronne ! » Et il ajoute : « Sans liberté, point de dignité ! » La lutte, il la cherchera partout : chez les Alamans qu’il essaie d’arracher à l’idolâtrie ; en Italie, où il écrit contre les Ariens, fonde le monastère de Bobbio, adresse des remontrances hautaines à Boniface IV sur des questions théologiques qu’il confesse

  1. Montalembert, les Moines d’Occident, t. II. — Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, Tableau de l’empire romain. — Augustin Thierry, Récits des temps mérovingiens. — Guizot, Histoire de la civilisation en France et en Europe. — Michelet, Henri Martin, etc. — Vie des saints de Franche-Comté par les professeurs du Collège Saint-François-Xavier. — Rousset, Dictionnaire des communes du Jura, 6 V.