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sur le pont à la file indienne ; arrivés au haut de l’échelle, les forçats trouvent une double haie de Canaques armés de casse-têtes et de sagaies, la tête ornée de plumes, et le visage barbouillé mi-parti de bleu et de rouge. Ce spectacle inattendu provoque toujours chez eux un ahurissement extraordinaire qui les clouerait sur place, si on ne les avertissait par quelques bourrades que leurs momens, appartenant désormais à l’État, sont devenus précieux ; il faut se hâter de gagner le home qui les attend et sera pour plusieurs le gîte définitif.

En peu de minutes, on est sur le quai de l’île Nou. C’est là qu’on a établi le pénitencier-dépôt, ensemble de vastes constructions, comprenant des cases de condamnés, un quartier cellulaire, de spacieux ateliers, des magasins, des casernes, un magnifique hôpital. — On peut y loger plus de deux mille hommes.

Une compagnie d’infanterie, destinée à prêter main-forte en cas de révolte, y tient garnison.

Pendant ce temps, les dossiers ont été transmis par le capitaine du navire au directeur de l’administration. Celui-ci les examine avec soin, et procède à un groupement provisoire, opération fort délicate et très importante, semblable à celle que ferait un jardinier chargé de séparer des fruits tombés, dont les uns sont entièrement rongés par les vers, alors que les autres, bien que tachés, peuvent néanmoins, avec quelques amputations, être utilement employés.

Ce classement est purement moral et n’a pas de rapport avec les catégories instituées par les règlemens, et dont je ferai mention tout à l’heure. On répartit ensuite les condamnés suivant leurs aptitudes ou leurs connaissances professionnelles.

Ces différentes formalités accomplies et les noms immatriculés sur un registre d’écrou, la peine des travaux forcés va recevoir son exécution : la porte de la géhenne s’est ouverte devant ces hommes, et s’est refermée sur eux.

Là commence à se dresser le point d’interrogation dont j’ai parlé plus haut : il s’agit de savoir si tout est désormais fini, si le galérien n’est plus qu’un numéro, un instrument à face humaine, qu’on fera travailler jusqu’à ce qu’il soit usé ou brisé, un misérable regardé avec horreur, qui n’a plus de famille, plus de patrie, et qui, écrasé sous le poids d’un inexorable mépris, s’enfoncera chaque jour davantage, le désespoir au cœur, dans une fange sans fond.

Tel était l’ancien bagne de Toulon, l’affreuse chiourme : et certes, il fallait l’imagination d’un Victor Hugo pour que Jean Valjean pût y devenir « monsieur Madeleine. » Eh bien, ce que le poète