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côté, en face de lui, le voit faire et sent le poids de ses retours offensifs[1].

La bataille est perdue, perdue sans remède ; mais le découragement, le dépit du donneur d’avis dédaignés sont des faiblesses inconnues à l’âme de Condé : il essaiera de ravir au vainqueur le fruit de la victoire. Sa cavalerie, rapidement l’assemblée, ne laissera pas aux escadrons repoussés le temps de se rétablir. Condé va charger à fond, pousser droit devant lui, s’ouvrir passage. S’il peut donner la main à Antoine de Leede, le siège de Dunkerque sera levé ; rappelé de la poursuite, Turenne trouvera les tranchées comblées, le corps de siège dispersé, les pièces enclouées, les communications coupées ; et alors Dieu sait quel horizon pourra s’ouvrir au génie entreprenant de M. le Prince.

La fortune semble favoriser son audace ; tout recule devant lui. « Il y eut un temps où les choses furent un peu en balance, » avoue Turenne dans ses Mémoires. L’épée haute, Condé se retourne vers ceux qui le suivent : «Nous coucherons ce soir à Dunkerque,» leur crie-t-il. — « C’eût été une des plus extraordinaires actions qui se fût jamais faite : secourir la place après avoir perdu la bataille[2]. »

Mais la brigade des gardes françaises et suisses, qui avait refusé sa droite pour laisser passer ce torrent de cavalerie, se rallie derrière la dune voisine. Par un brusque changement de front, les gardes en couronnent la crête ; et comme M. le Prince rassemblait son monde pour pousser outre, les mousquetaires des trois bataillons envoient une décharge générale à cette cavalerie massée. Pas un coup qui ne porte ; tout tombe ou fuit. Vivement ralliés par un chef digne de croiser le fer avec Condé[3], les chevau-légers français reparaissent.

  1. Lieutenant-général et mestre-de-camp général de la cavalerie légère, Bussy n’avait pas de poste déterminé et accompagnait Turenne. Au moment de l’action, il se plaça à la tête du « régiment royal, » qui faisait partie de l’aile droite, commandée par Crèqui. Il faisait donc face à Condé et eut à supporter son choc quand le Prince changea pour dégager l’infanterie.
  2. Mémoires de Bussy.
  3. Le marquis de Créqui (François de Blanchefort), encore peu connu alors, jeune d’âge et de grade (lieutenant-général du 3 juin 1655). — « Turenne l’avait choisi pour commander l’aile opposée à M. le Prince sans avoir aucun égard à l’ancienneté des lieutenans-généraux » (Saint-Évremond ; portrait de Turenne), et le maréchal avait eu la main heureuse. Par une coïncidence remarquable, c’était Boutteville qui, en face, conduisait la première ligne des Condéens. Ainsi débutaient, manœuvrant l’un contre l’autre, les deux capitaines, qui, formés celui-ci à l’école de Turenne, celui-là à celle de Condé, prendront la place de leurs maîtres et soutiendront la fortune de la France lorsque « Turenne sera à Saint-Denis et Condé à Chantilly. » — Élevé à la dignité de maréchal de France en 1668, Créqui, plusieurs fois victorieux, perdit la bataille de Consarbrück (11 août 1675) : — « j’en suis navré pour le Roi et pour la France, s’écria Condé à cette nouvelle ; quant à M. de Créqui, il ne lui manquait que cela pour devenir un grand capitaine.» — Les glorieuses campagnes de 1676 à 1679 justifièrent la prophétie de M. le Prince. Créqui commanda pour la dernière fois en 1684 et mourut le 4 février 1687, âgé de soixante-trois ans.