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M. le Prince va être cerné ; sentant fléchir son cheval, il le rassemble par une puissante étreinte et le lance sur un grand fossé plein d’eau. Le généreux coursier franchit l’obstacle et tombe mort de l’autre côté. Un moment à couvert, mais froissé dans la chute, convalescent, encore faible, Condé se relève difficilement. Les balles pleuvent autour de lui ; les chevau-légers français cherchent à le joindre ; plusieurs de ses amis sont frappés ou pris en s’efforçant de le protéger. On le remonte à grand’peine. Une fois en selle, il se retrouve. Son œil d’aigle pénètre la manœuvre de deux escadrons français arrivés à la file par un détour pour lui barrer toute issue. À bride abattue, il pique droit à celui de gauche, et, le rasant ventre à terre, — juste au moment où ce coup d’audace avait une chance de réussir, — il est hors d’atteinte avant qu’on n’ait songé à le poursuivre.

Dans ce désastre de ses dernières espérances, il demeure calme ; son visage ne trahit aucune émotion ; son esprit est présent. Il donne avec lucidité les ordres pour la retraite, pourvoit à tout, et rejoint don Juan, Caracena, le duc d’York, qui avaient fait leur devoir de soldats. La poursuite ne fut pas vive ; quelques prisonniers de plus n’auraient rien ajouté à l’éclat de la victoire, à la sévérité du coup porté au roi catholique et au prince de Condé. Turenne avait hâte d’achever le siège de Dunkerque, qui capitula le 23 juin. Antoine de Leede était mort le matin même[1].


V.

C’est la fin ! Condé n’a plus rien à espérer de la guerre ; mais l’honneur lui défend de déserter ses alliés, d’abandonner ses amis au lendemain de la défaite ; il ne veut pas disparaître comme un joueur qui jette les cartes après avoir perdu la partie. De grands devoirs restent à remplir ; il n’y faillira pas. Au moment de poser les armes, pressé par une nécessité impérieuse, il doit tirer parti des gages qu’il a entre les mains, de la force qu’il représente encore ; il le doit à ses alliés, à ses amis, à sa propre gloire.

La tâche est difficile. Il demeure presque seul ; « ses braves sont tués ou pris[2]. » Compagnons ou lieutenans, tous avaient disparu ou étaient retenus au loin. Mort son ami d’enfance[3], le comte

  1. Il avait été mortellement blessé dans la nuit du 19 au 20.
  2. Lettres de Gui-Patin.
  3. et Le pauvre M. de Meille, qui estoit à V. A. dès son enfance… » (Lenet à M. le Prince, 16 juillet 1658. A. C.)