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Voilà l’abrégé, la substance, de ce que M. de Talleyrand avait eu à entendre et à supporter pendant cette mortelle demi-heure qui dut être bien affreuse pour lui, si on en juge par ce qu’elle fit souffrir aux assistans ; il n’en est aucun qui n’en ait parlé depuis en d’autres termes que ceux de l’effroi. Et cet homme cependant, si indignement traité, est resté à la cour, a conservé son rang dans la hiérarchie des plus hautes dignités impériales. Quoique moins rapproché de la personne de l’empereur, il n’a point été pour cela complètement étranger aux affaires d’État, et nous le verrons bientôt appelé de nouveau au conseil de son souverain dans une occasion de la plus haute importance.

En l’insultant ainsi, Napoléon devait sentir cependant qu’il s’en faisait un implacable ennemi, et comment alors n’a-t-il pas achevé de l’écraser ? Une telle inconséquence ne se peut expliquer que par l’excès de sa confiance en sa force, en sa fortune, et aussi par son mépris pour l’être qu’il mettait ainsi sous ses pieds, et dont il a cru, bien peu de temps après, pouvoir faire encore, au gré de son caprice, un utile et même un docile instrument. On sait d’ailleurs qu’il entrait dans sa politique, et non sans raison, de ne jamais perdre entièrement aucun des hommes qui lui avaient rendu de grands services, qui s’étaient, de bonne heure, attachés à sa fortune, aucun de ceux qui avaient puissamment contribué à le porter jusqu’au trône[1]. Toutes ces considérations, toutes ces combinaisons, ont été plus tard cruellement déjouées, mais on doit reconnaître

  1. L’empereur avait donné peu de temps auparavant un grand exemple du soin qu’il apportait à ne pas s’écarter de cette règle de conduite. Ayant, dans le mois de novembre précédent, créé la cour des comptes, il avait, contre l’attente générale, appelé à la présidence de cette cour un homme qu’on croyait tombé dans la disgrâce la plus complète. Cet homme était M. de Barbé-Marbois. Malgré son mérite sous plusieurs rapports, malgré son austère probité et son honorable réputation, il avait fort innocemment rendu les plus mauvais services. Ministre du trésor pendant la campagne d’Austerlitz, ce trésor avait été si malhabilement conduit, avait été si follement abandonné aux spéculations de M. Ouvrard, que le service public avait été au moment de manquer, et cela lorsque les conséquences d’un tel malheur pouvaient être des plus graves. L’empereur, à son retour, fut donc obligé de renvoyer son ministre. Il le fit même assez rudement, après un examen de sa conduite qui mit au jour une des plus complètes incapacités qui se soient jamais vues pour les fonctions qui lui étaient confiées. Mais M. de Marbois avait été, à son retour de Sinnamari, un des premiers hommes dans cette classe honorable des proscrits du directoire, qui s’étaient donnés à Napoléon ; il l’avait servi malheureusement, mais avec une droiture d’intention non douteuse. Il avait même été un moment dans son intimité assez particulière. Car Napoléon, dans les premiers temps du consulat, était venu plus d’une fois passer seul des soirées avec lui à l’hôtel du trésor, et c’était par ses soins qu’il s’était fait initier dans les détails de cette immense machine. Rien de tout cela ne devait être oublié, et le jour de s’en souvenir de la manière la plus favorable vint, en effet, au moment où on s’y attendait le moins.