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cependant qu’il a fallu de bien graves événemens et des chances impossibles à calculer pour amener la complète défection de M. de Talleyrand, et qu’il a eu la patience d’attendre longtemps, avant de donner un libre cours aux sentimens de haine et de vengeance dont son cœur était certainement rempli. L’histoire de ses hésitations à cet égard est presque aussi curieuse que celle de ses résolutions, et, en signalant plus tard une des précautions dont il s’est enveloppé au moment décisif, j’aurai occasion de montrer jusqu’à quel point il lui a été difficile de prendre son parti, et comment la terreur dont il était constamment obsédé le poussait encore à se ménager une excuse vis-à-vis de celui auquel il allait porter le dernier coup.

J’ai dû mettre quelque soin à faire connaître un incident resté secret, mais dont les conséquences ont été grandes. C’est surtout en éclaircissant de pareils faits que ceux qui racontent ce qu’ils ont vu peuvent rendre de véritables services à ceux qui, voulant un jour écrire avec conscience l’histoire, prendront le soin de recueillir et de comparer les documens épars dans les récits des contemporains.


II.

Napoléon, victorieux à Eckmühl, avait rendu vains tous les projets de l’Autriche. Cette bataille avait eu cela de remarquable que l’armée victorieuse se composait principalement de troupes bavaroises et wurtembergeoises ; sous ses ordres, les alliés devenaient aussi redoutables que les Français. Vienne était occupée, les positions les plus fortes enlevées et l’armée d’Italie, sous les ordres du prince Eugène, après avoir culbuté le corps commandé par un des archiducs, s’avançait pour rejoindre la grande armée dont il allait former la droite. Afin que rien ne manquât aux malheurs de l’Autriche, la Russie venait de lui déclarer la guerre, répondant ainsi à l’invasion du grand-duché de Varsovie.

Le 21 et le 22 du même mois eut lieu la bataille d’Essling. Les troupes furent engagées avant que le passage du fleuve fût complètement effectué. Le pont de bateaux construit sur le Danube se rompit ; la fortune de l’empereur fut un instant compromise. Il perdit l’élite des vieux soldats de la garde dont l’intrépidité donna à l’armée le temps de regagner l’île de Lobau. Entre tous les braves qui succombèrent dans cette désastreuse rencontre, il en fut un surtout, le maréchal Lannes, dont la perte dut lui inspirer de bien vifs regrets. Son éclatante valeur, son habileté reconnue, et la sûreté de son coup d’œil au plus fort du danger, le plaçaient