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quittée. Des deux grands talens dramatiques de ce temps-là, Dumas et Augier, le second entretenait avec Mérimée des relations très amicales et voulut faire une pièce avec lui. L’entreprise échoua, parce que Mérimée, avec quelques dons éminens pour la scène, n’avait pas tous ceux qui sont nécessaires à l’homme de théâtre. Aucun refroidissement ne résulta de ce petit accident. Mérimée s’intéressait fort à ce pauvre Giboyer, suspendu entre les griffes de la censure, et conseilla peut-être à Augier de s’adresser en haut lieu. « Sire, dit Augier, en entrant dans le cabinet impérial, M. Walewski est trop occupé pour me recevoir : je viens à vous, qui n’avez rien à faire[1]. » L’empereur rit et prit Giboyer sous sa protection. Mérimée en fut ravi, mais il n’étendait pas cette bienveillance à tout le monde. Je m’étonnais de le voir, dans une lettre à Panizzi, montrer le plus tendre intérêt pour la santé de Ponsard. Le mystère s’est vite éclairci. Il présidait alors l’Académie, et si l’un des immortels s’était avisé de mourir sous sa présidence, il aurait eu à prononcer son éloge et à recevoir le successeur. Le trimestre écoulé, Ponsard pouvait mourir.

Quand on lui parlait d’Octave Feuillet, il répondait que, pour sa part, il aimait fort Ponson du Terrail. Quand on lui faisait l’éloge de Renan, il lui reconnaissait un joli coup de pinceau, un agréable talent de paysagiste idyllique, mais préférait « pour le sérieux » Peyrat et Charles Lambert. Salammbô paraît : il s’excuse de l’avoir feuilleté. « En tout autre lieu, où il y aurait eu seulement la Cuisinière bourgeoise à lire, je n’aurais pas ouvert ce volume. » Parmi les nouveaux-venus, il ne s’humanise, ne s’entr’ouvre qu’avec About et Taine. Prévost-Paradol, qui, de loin, lui inspirait un peu de méfiance, lui plut, lorsqu’il le connut à Cannes, par une charmante simplicité à laquelle il ne s’attendait point. La fille de l’écrivain des Débats l’intéressa et fit revivre en lui, comme il le raconte dans une lettre à la comtesse de Beaulaincourt[2], le désir qu’il avait eu d’adopter une enfant pour l’élever et, jouir, en délicat, de sa grâce naissante et de son progrès intellectuel. C’eût été sa dernière volupté d’âme : il y renonçait à regret. Quelqu’un, qui voulait l’agacer, lui prêta un volume de Baudelaire : il pensa en devenir enragé. Mais c’est à Victor Hugo qu’il réserve les épithètes les plus désobligeantes. Après avoir lu les six premiers volumes des Misérables, il donne son impression à la comtesse de Montijo : « Cela semble avoir été écrit en 1825… Aujourd’hui ce style-là n’étonne plus, mais assomme… Hugo n’a

  1. Correspondance inédite avec la comtesse de Montijo.
  2. Lettre inédite.