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envahissante. Aux Tuileries, sauf une figure, celle de l’impératrice, tout lui parait changé. Il se plaint de mille petites choses. On mange trop, on se tient trop debout. Il y a trop d’Allemands. La cour n’est pas assez « littéraire ; » on y fait trop de farces. Il se plaint aussi de ne pas savoir les nouvelles : Biarritz, Fontainebleau, Saint-CIoud, lui semblent les lieux du monde où on est le moins au courant de la politique. Le reproche est amusant ; il surprendra tout le monde, excepté ceux qui ont vécu à la cour sous Napoléon III. Les personnes de l’entourage, auxquelles on supposait une familiarité et une influence de tous les instans, guettaient pendant des semaines l’occasion de placer un mot et quittaient leur service sans l’avoir placé. Ceux qu’on croyait des favoris tout-puissans, après avoir déjeuné, dîné, s’être promenés toute la journée avec le maître de la politique européenne, attendaient le Figaro pour savoir ce qui se passait.

Pendant longtemps, Mérimée fut le seul à voir des nuages à l’horizon politique. Il connaissait les rivalités implacables, les haines furieuses qui séparaient entre eux certains serviteurs de Napoléon III. L’amitié de M. Fould le faisait pénétrer dans le secret des drames intérieurs du conseil. Tel ministre, hors de la présence de l’empereur, ne saluait plus un autre ministre, feignait de ne pas le connaître. Un jour, le duc de Morny, pour ne pas s’asseoir avec Walewski dans la même voiture, grimpait sur le siège à côté du cocher. Certains membres du cabinet gardaient toute leur sympathie aux dynasties déchues : « Si vous entreteniez une meute, écrivait il à la comtesse de Montijo, aimeriez-vous avoir des chiens qui s’entre-battraient au lieu de poursuivre le gibier ? Si vous aviez parmi eux des animaux sans nez, sans courage, sans autre goût que celui de grappiller, les garderiez-vous ? Si vous chassiez ceux qui vous ont servi et si vous preniez ceux qui vous ont mordu, croyez -vous que ce serait un encouragement à vous bien servir ? »

Peu à peu ces jalousies et ces haines se groupaient à l’abri de principes différens, et deux politiques se dessinaient autour de l’empereur, les uns le poussant à achever son œuvre en Italie, avec ou sans le concours de l’Angleterre, les autres à maintenir l’indépendance et la suprématie papale. Mérimée sympathisait avec les premiers, tout en reconnaissant que ses amis faisaient le jeu des révolutionnaires, comme les autres servaient, plus ou moins consciemment, les intérêts légitimistes. Il ne prit aucune part aux mémorables discussions du sénat, si ce n’est celle d’un auditeur très pénétrant et très attentif. Le prince Napoléon, qui épuisa auprès de lui ses coquetteries sans l’entamer et à l’égard duquel il garda l’attitude d’une défiance admirative, lui semblait « un homme d’es--