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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/846

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lopp, qui a joué jusqu’à huit parties sans voir, m’écrit qu’il y a renoncé, parce qu’il a cru s’apercevoir que cet exercice produisait une influence défavorable sur « l’intensité de son jeu, » c’est-à-dire sur la profondeur de ses combinaisons.

Du reste, on est arrivé à mesurer exactement, ou à peu près, ce qu’un joueur perd de sa force en cessant de voir l’échiquier ; cela dépend du nombre de parties ; en général, on admet, — et on admettait déjà du temps de Philidor, — qu’un joueur sans voir doit choisir des adversaires auxquels il pourrait rendre le cavalier, ou, comme on dit encore, des joueurs au cavalier. Il battrait de tels adversaires en un clin d’œil, s’il jouait devant l’échiquier ; mais pendant le jeu à l’aveugle, il éprouve plus de peine parce qu’il ose moins ; il ne risque pas de ces coups hardis et vigoureux, qui sont considérés comme admirables selon l’esthétique des joueurs ; il ne fera pas, par exemple, le sacrifice de la dame pour amener un beau mat ; se défiant de sa mémoire, craignant d’avoir oublié quelque pièce ou d’avoir une image trompeuse de la position ou de tomber dans un piège qu’il n’aura pas découvert, il temporise ; sans doute, il attaque toujours, parce que c’est plus facile que de se défendre, mais il se borne à faire le coup à peu près juste qui ne compromet rien et permet d’attendre la faute de l’adversaire. Ceci rend plus facile de jouer sans voir un grand nombre de parties ; mais il est bien évident que la valeur d’une séance dépend moins du nombre des parties que de la beauté des combinaisons.

Insensiblement nous sommes amenés à dire un mot d’une question délicate : la part de la fraude dans le jeu sans voir. Puisqu’on ne peut pas étudier cette question, dans une recherche qui doit être scientifique, il faut l’aborder franchement. Dans mon questionnaire j’ai demandé aux joueurs d’échecs : « Connaissez-vous les trucs et ficelles qui peuvent être employés pour jouer sans échiquier ? » Les uns ont répondu négativement ; les autres m’ont indiqué beaucoup de procédés illicites et j’en ai dressé une liste assez longue. Certaines supercheries sont grossières ; des joueurs à l’aveugle ont un petit échiquier peint sur leur manchette ; d’autres regardent un plafond divisé en cases qui rappellent celles du damier ; l’examen de ces cases peut rendre beaucoup plus facile la représentation d’une partie ; il est probable, m’écrit M. Vazquez, que Philidor « le subtil, » qui jouait deux parties à l’aveugle et une en voyant, se servait de l’échiquier visible pour combiner les coups des deux autres parties. On a encore vu des joueurs réciter des parties apprises d’avance avec un homme de paille. Toutes ces fraudes sont triviales, assez rares et en somme faciles à démasquer. Ce qui est plus fréquent, c’est que le joueur ait près de lui une