Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/847

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

personne bienveillante, qui, en annonçant les coups, l’avertit discrètement d’une erreur, l’encourage pendant une défaillance, ou lui tend la perche quand il se noie. Cette collaboration ne peut mener loin ; je crains davantage, je l’avoue, les fraudes qui proviennent de la complicité inconsciente du public. Le public ne porte dans ces séances aucune disposition d’esprit propre à l’observation ; il a ses idées toutes faites sur le joueur, il ne demande qu’à admirer et à applaudir : répandu autour des tables d’échecs, il n’a ni le sang-froid, ni la persévérance nécessaires pour surveiller sérieusement la partie, de sorte qu’il ne sait rien de ce qui se passe sous ses yeux à deux mètres. Quant aux commissaires du jeu, leur position me paraît bien embarrassante ; si, au moment décisif où le joueur sans voir répète les coups joués sur le damier, des erreurs se commettent, il y a peu de commissaires qui élèvent la voix ; gâter le triomphe du joueur, troubler une fête où l’on est simple invité ne serait guère poli ; on laisse passer les erreurs en baissant la tête, un ami enthousiaste crie : « Bravo ! » et la foule innocente applaudit de bon cœur, en ayant l’illusion qu’elle a été témoin d’un prodige de mémoire.

On ne saurait évidemment appliquer le même jugement à toutes les représentations publiques ; il en est de frivoles, il en est de sérieuses ; ce qui est vrai des unes ne l’est pas des autres ; et nous laissons d’ailleurs de côté tous les grands joueurs sans voir qui, comme MM. Blackburne, Tschigorine, Goetz, Rosenthal, ont fait leurs preuves dans des tournois réguliers, sous l’œil vigilant de leurs rivaux ; mais, prenant la question en elle-même, au point de vue de la méthode scientifique, on peut dire que l’observateur scrupuleux ne saurait assez se méfier des représentations données pour l’amusement du public ; qu’il s’agisse des échecs ou de l’hypnotisme ou de tout autre chose, la représentation publique multiplie les chances d’erreur et rend les observations exactes bien difficiles.


IV.

Toute personne qui a assisté à une séance de jeu sans voir s’est demandé comment celui qui joue simultanément huit à dix parties peut emmagasiner tant de faits dans sa mémoire sans désordre et sans confusion. Plusieurs joueurs d’échecs, — et des plus fameux, — ont déjà pris la plume pour répondre à cette question ; et leur sentiment général paraît être que le jeu sans voir ne repose pas sur une faculté unique, mais sur un ensemble de facultés qui collaborent ensemble pour produire ce merveilleux résultat. Le joueur a besoin d’abord d’avoir une grande force physique et ensuite un