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procura une bonne position. Par bonheur, cependant, bientôt après mon adversaire commit la faute de permettre que je fisse le sacrifice du fou à la deuxième case du fou de son roi. Maintenant il n’a pas pris mon fou, mais il a joué le roi à la case de la dame, comme il me l’annonce. » Ainsi, ajoute le même correspondant, « une bonne partie d’échecs peut être racontée comme une série de faits liés les uns aux autres. » Et cela est si vrai, pouvons-nous ajouter, que lorsque des joueurs ont bien voulu, au laboratoire, nous réciter par cœur quelques parties anciennement jouées, — de préférence des parties gagnées, car on retient mieux les parties gagnées, — nous avons constaté qu’ils oubliaient plus facilement les coups isolés, ne se rattachant pas au reste ; ils retenaient l’ensemble des coups faits sous l’influence d’une idée directrice, comme on retient un ensemble de raisonnemens bien liés.

Bref, le joueur arrive à retenir une partie en gravant dans sa mémoire non-seulement le spectacle changeant du mouvement des pièces, mais encore les idées, les raisonnemens et les désirs qui ont accompagné ces manœuvres et les souvenirs stratégiques qu’elles éveillent.

À ce point de vue, on peut dire avec M. Goetz que la mémoire déployée dans le jeu sans voir est avant tout une mémoire de raisonnemens et de calculs ; quand on revient à une position, c’est le souvenir du raisonnement qu’on a fait qui met sur la voie du coup joué ; on se rappelle, non qu’on a déplacé son roi dans tel sens, mais qu’à un moment donné, on a eu tel projet d’attaque et de défense, et que par conséquent on a déplacé son roi ; le coup n’est qu’une conclusion d’un acte de pensée, et c’est en retrouvant sa pensée première qu’on retrouve le coup qui l’a manifestée. Il n’y a guère d’exception à cette règle que pour certains coups de l’adversaire ; souvent, dans une partie, l’adversaire fait un coup qui étonne, parce qu’on ne l’a pas prévu et qu’on n’en comprend pas le but ; alors il peut arriver que ce coup même, avec le sentiment d’étonnement qui en a accompagné l’annonce, se grave dans la mémoire ; mais c’est assez rare.

Ainsi chaque partie se retient d’autant mieux qu’elle représente un ensemble d’idées mieux définies. Cette explication convient non-seulement au souvenir d’une partie isolée, mais à celui de plusieurs parties simultanées ; pour empêcher leur confusion, une seule condition est suffisante, c’est qu’on donne à chacune d’elles une physionomie aussi différente que possible ; plus elles sont bien individualisées, moins on aura chance de les confondre. N’est-ce pas une vérité de bon sens ? Plusieurs joueurs nous ont fait part des procédés par lesquels ils réussissent à éviter toute confusion ; ils s’arrangent pour orienter différemment chaque partie ; en