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partie ; c’est le résumé d’un travail qui dure depuis plusieurs siècles : « l’ensemble de ce travail, nous écrit M. Goetz, s’appelle la théorie des débuts. La théorie enseigne, en deux mots, le développement rationnel de nos forces et l’exploitation des fautes ou erreurs de l’adversaire pendant la phase primordiale de la partie. Ces débuts se divisent en deux grandes catégories. Par une série de subdivisions, on arrive à classer dans sa mémoire de joueur tous les débuts qui sont reconnus bons, et les coups qui ne rentrent pas dans ces subdivisions sont classés ipso facto comme devant être inférieurs. Il n’est pas toujours certain que ces coups soient inférieurs ; on découvre encore aujourd’hui de nouvelles lignes et formations de combat, auxquelles personne n’avait songé ; tandis que d’autres façons de jouer, fort usitées dans le temps, tombent en désuétude. Mais on peut supposer, avec beaucoup de chance de tomber juste, qu’un coup qui sort des lignes tracées par la théorie est inférieur. Résumons : ou bien la partie se classe dans un département connu, ou bien elle s’en sépare à un moment donné ; similitude ou diversité, deux points de repère pour la mémoire. » Ajoutons que la plupart des débuts importans et bien caractérisés portent un nom ; on appelle gambit (de gambio, croc-en-jambe), un début où l’on sacrifie une pièce pour acquérir, en échange, une belle position ; le gambit Evans est celui où l’on sacrifie un pion ; le gambit Cunningham, où l’on sacrifie trois pions ; le gambit Muzio, où l’on sacrifie un cavalier, etc.

Ces différens débuts sont si familiers à un bon théoricien que, si on le met en présence d’une partie régulière, il pourra le plus souvent en indiquer le début, auquel il n’aura cependant pas assisté. La connaissance des débuts, ainsi que la connaissance de toutes les ressources de l’échiquier, en un mot une somme considérable d’érudition, voilà, d’après l’opinion des personnes compétentes, la condition primordiale du jeu sans voir.

M. le docteur Tarrasch nous décrit en termes frappans ce qui se passe dans son esprit quand il joue sans l’échiquier. On saisit là sur le vif tout le travail psychologique qui accompagne le mouvement des pièces : « J’entends le rapporteur annoncer par exemple : — Partie quatre, roi à la case de la dame. » En ce moment, rien autre ne se montre dans mon esprit qu’un grand chaos. Je ne sais pas même de quelle partie il est question, ni quelle peut être la signification ou la portée du coup annoncé. J’entends seulement l’expression du coup fait par mon adversaire. Je commence alors par me demander quelle est cette partie quatre. « Ah ! c’est ce gambit du cavalier, dans lequel la partie adverse s’est défendue d’après les règles jusqu’au moment où elle fit le coup extraordinaire du pion du fou de la dame un pas, par lequel du reste elle se