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depuis sa naissance ? Certainement, près d’un million. Et combien lui en est-il resté ? Je lui ai posé la question, un jour, à l’improviste, en vue d’une conférence que M. Charcot m’a demandé de faire à la Salpêtrière sur la physiologie de la mémoire. M. Inaudi, ce jour-là, n’a guère pu citer que trois cents chiffres, provenant de la veille et de l’avant-veille ; tout le reste avait disparu. Je ne doute pas que M. Inaudi, averti d’avance et faisant un effort de volonté, aurait pu en rassembler un plus grand nombre. Toujours est-il que sa mémoire présente un caractère transitoire ; c’est celle de l’écolier qui apprend très vite, pour un examen, et l’examen passé, oublie tout ; c’est aussi celle de l’avocat, qui s’assimile avec rapidité, pour une affaire, des détails techniques, et ne se souvient de rien après les plaidoiries. Le caractère éphémère de ces souvenirs paraît tenir à ce qu’ils portent sur de simples sensations. Il en est bien ainsi pour M. Inaudi ; les chiffres qu’il cherche à retenir sont sans signification et sans intérêt ; ce sont des sensations pour son oreille, rien de plus ; ils sont assemblés sans raison ; ils représentent le hasard, le chaos, l’incompréhensible, c’est pour ce motif qu’ils ne se fixent pas profondément dans la mémoire ; de même, l’écolier qui apprend vite oublie vite parce qu’il apprend sans comprendre et ne cherche à emmagasiner que le bruit des mots et non leur sens. Le joueur d’échecs emploie une mémoire toute différente, moins rapide peut-être, mais plus durable ; ce n’est pas une mémoire des sensations, c’est une mémoire des idées.


V.

Nous venons de comprendre comment un joueur arrive à ne pas perdre le souvenir des coups joués, et à posséder avec une grande sûreté l’historique d’une partie quelconque, si bien qu’il peut la réciter sans faute, depuis le commencement jusqu’à la fin. Cette faculté de récapitulation est nécessaire au jeu sans voir, mais n’est pas suffisante ; un joueur ne doit pas seulement être capable de parcourir dans sa mémoire l’ordre successif des coups, il faut encore qu’il se représente l’échiquier et la position des pièces tels qu’ils sont au moment où il va jouer, et qu’il ait par conséquent une vision simultanée et dans l’espace.

Dans les comptes rendus que les journaux d’échecs publient, les coups sont indiqués par leurs noms ; puis, quand la position devient intéressante ou compliquée, on met sous les yeux du lecteur un diagramme qui lui permet d’avoir une vue d’ensemble de la partie ; le diagramme montre aux yeux les relations respectives des pièces, en un mot la position. C’est un diagramme de ce genre qu’un joueur sans voir doit savoir retenir dans son souvenir ou