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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/855

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construire avec son imagination, avant de risquer un coup nouveau. Il faut qu’il ait la perception simultanée des pièces capables d’agir les unes sur les autres et voie leurs rapports ; sans cela, il ferait ses combinaisons au hasard. En d’autres termes, il faut que, ne voyant pas l’échiquier par les yeux du corps, il le voie par les yeux de l’esprit.

M. Tarrasch m’écrit à ce sujet : « Pour me représenter la position, je la tiens présente à mon esprit comme un objet plastique. Je me figure l’échiquier très distinctement, et pour ne pas entraver la vue intérieure par des sensations visuelles, je ferme les yeux. Ensuite, je garnis l’échiquier de ses pièces. La première de ces opérations, c’est-à-dire la représentation de l’échiquier, est ce qu’il y a de plus essentiel. Quand on est arrivé à pouvoir, l’œil fermé, voir nettement l’échiquier, il n’y a plus de difficulté à se représenter aussi les pièces, d’abord dans leur position primitive, qui est familière à tout joueur. Maintenant la partie commence. Supposons que c’est moi qui fasse le premier coup. Je le vois immédiatement s’exécuter sur l’échiquier qui est distinctement présent à mon esprit. L’image que j’ai devant moi est un peu changée par ce coup ; je cherche à la retenir dans sa condition ainsi transformée. L’adversaire répond de son côté, et modifie de nouveau l’image, dont je retiens de suite la nouvelle forme, comme la plaque du photographe reçoit l’impression de l’objet éclairé. »

Nous avons tenu à mettre sous les yeux du lecteur cette description vivante, parce qu’elle fait bien connaître ce qui se passe dans l’esprit du joueur. Du reste, l’opinion commune est que la mémoire visuelle sert de base au jeu d’échecs, et cette opinion paraît partagée par beaucoup de joueurs ; les uns parlent de mémoire visuelle, les autres d’imagination ; mais vraisemblablement ils accordent à ces deux mots un sens analogue, et leur pensée est que, pour combiner les coups sans échiquier, il faut avoir l’image visuelle, la photographie mentale de la manière dont les pièces sont posées.

Ont-ils raison ? On ne peut répondre ni par oui, ni par non, car dans les deux cas la réponse serait incomplète et inexacte. La question est beaucoup plus compliquée qu’on ne l’a dit. En ce qui me concerne, j’ai cru au début de mes recherches que la mémoire visuelle est le seul procédé du joueur sans voir, et que cette explication est simple et définitive. Les nombreuses observations que j’ai recueillies m’ont amené à une conclusion bien différente ; je crois que le jeu à l’aveugle repose sur une alliance de deux mémoires, la mémoire visuelle et la mémoire verbale. Parlons d’abord de cette dernière.