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La psychologie moderne s’est beaucoup occupée de la mémoire verbale, et elle a bien montré l’importance du mot dans notre vie intellectuelle. On sait que nous possédons tous un langage intérieur, qui accompagne fidèlement la plupart des actes de notre pensée, les précise et les achève. Chaque fois que nous faisons avec intérêt et avec conscience un raisonnement, une voix s’élève en nous qui formule ce raisonnement en mots, en phrases ; de même, chaque fois que notre attention se fixe sur un objet intéressant, pour nous rendre compte de sa couleur, de son contour ou de ses usages, notre langage intérieur s’éveille, et cherche à définir par des mots la sensation éprouvée. En présence d’une belle étoffe de soie rouge, qui ravit notre œil, nous nous surprenons parfois à penser au nom de la nuance, et à nous la décrire, comme si nous avions un entretien avec nous-même. Il y a des personnes chez lesquelles l’entretien se fait à haute voix, et tout le monde a entendu dans la rue ces passans solitaires qui gesticulent, et s’arrêtent parfois sur le trottoir pour dire avec un geste violent : « Jamais je n’y consentirai ! » Leur langage intérieur devient externe : ils crient ce que nous pensons à voix basse. Toutes nos opérations psychiques, de quelque nature qu’elles soient, sont accompagnées de langage ; et par conséquent, lorsqu’on cherche à se rappeler un souvenir quelconque, un tableau qu’on a vu, une émotion qu’on a éprouvée, ou une décision qu’on a prise, ce souvenir peut nous revenir sous deux formes distinctes, en sensation ou en mot. Cela est vrai pour les échecs comme pour tous les objets susceptibles d’être analysés par le langage. Chaque pièce du jeu ayant un nom, et chaque case de l’échiquier ayant également un nom, on peut, pour se représenter une pièce ou une case, choisir entre deux procédés : l’image visuelle et le nom.

Notre intention est de montrer comment ces deux mémoires collaborent, souvent à l’insu du joueur, qui a surtout conscience de l’image visuelle et se doute moins des services que lui rend son langage intérieur. Nous allons voir comment les mots peuvent remplir les lacunes de la vision mentale et masquer ses défaillances.

Tout d’abord il est à remarquer que la représentation visuelle de l’échiquier, telle que peut se la donner le joueur sans voir pendant une séance, n’est point le résultat d’un acte de mémoire ; c’est une création de son esprit, un acte de son imagination ; le joueur construit l’image visuelle, et il le fait au moyen de renseignemens qu’on lui annonce à haute voix ; il traduit en termes visuels les notions qui lui sont fournies par l’audition ; à mesure qu’on lui apprend un coup nouveau, il change un peu son image visuelle, ainsi que M. Tarrasch nous l’a si bien décrit, et cette traduction est parfois difficile, par exemple, pour les mouvemens du cavalier.