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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/858

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obligés de raisonner et d’employer des procédés détournés de mnémotechnie, qui prouvent l’intervention du langage intérieur. On ne saurait croire à la variété de ces procédés ; chacun a le sien ; quelques-uns de ces procédés sont volontaires, d’autres inconsciens. Citons quelques exemples : M. Taubenhaus, qui voit mentalement l’échiquier pendant le jeu, ne peut cependant nommer la couleur des cases qu’après le petit raisonnement suivant qu’il exécute très vite : « Les colonnes TD, FD, R et CR, en partant des blancs, ont en noir leurs cases impaires et en blanc leurs cases paires ; c’est le contraire pour les autres colonnes. » M. Tolosa y Carreras a associé inconsciemment, par suite d’une longue pratique, la couleur de chaque case avec son nom. M. Janowski a pris la peine d’apprendre par cœur la couleur des cases, suivant la notation algébrique ou allemande ; il répond instantanément que telle case est noire, telle autre blanche ; il sait cela comme la table de multiplication ; mais si on le questionne suivant la notation française, qu’il comprend, il répond tout de travers. M. Sittenteld a un procédé mnémotechnique comme M. Taubenhaus : « Dans la notation allemande, la première colonne à gauche des blancs est la colonne a, la deuxième s’appelle b, puis vient c, etc. ; or toutes les cases paires des colonnes a, c, e, g sont blanches. » M. Goetz ne voit pas davantage la couleur de la case qu’on lui nomme ; cependant il répond instantanément, parce que son esprit a établi une corrélation entre la case indiquée et les pièces qui peuvent l’occuper ; ainsi 5 CR des blancs est la case où le FD blanc cloue le CR adverse, elle est noire ; 5 TR et 4 TD sont les cases où la dame blanche fait échec au R noir, elles sont blanches ; 5 R, le CR blanc y va en deux coups, elle est noire ; la grande habitude qu’il a de l’échiquier lui permet de faire ces raisonnemens très rapidement. Ajoutons que MM. Rosenthal et Blackburne, de leur aveu, ne voient pas plus que les autres joueurs la couleur des cases dans leur image visuelle.

Il faut avoir tous les faits de ce genre, et beaucoup d’autres que nous passons sous silence, présens à l’esprit, pour apprécier la valeur de la mémoire visuelle dans le jeu sans voir ; cette mémoire, on peut la comparer à une lumière qui éclaire l’échiquier intérieur de celui qui joue à l’aveugle ; lumière, ou plutôt lueur pâle et vacillante, qui s’éteindrait bien vite si elle n’était pas entretenue par toutes les autres ressources de l’esprit du joueur.


VI.

Une dernière question nous reste à examiner. Qu’est-ce au juste que cette mémoire visuelle dont se servent les joueurs ? De quelle