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leur taille, le pion est plus petit que le cavalier, et celui-ci plus petit que la reine. M. Cunnock, essayant de fixer avec précision l’apparence mentale des pièces, m’écrit que le roi est pour lui un cylindre surmonté d’une couronne, que la reine est un cylindre surmonté d’une tête plate, et ainsi de suite. Ce sont encore des formes, mais bien simplifiées. Quelques-uns de nos correspondans, en nous décrivant avec le plus grand soin ce genre de vision mentale, qui est le leur, le considèrent comme défectueux et pensent que les erreurs de leur jeu proviennent de leur impuissance à imaginer clairement la couleur et la forme des pièces. Certainement, ils commettent ici une erreur. Cette vision mentale particulière n’est pas toujours et nécessairement d’un caractère inférieur, et nous pouvons en donner une preuve péremptoire, c’est que des joueurs qui, comme M. Fritz, jouent jusqu’à treize parties sans voir, n’usent pas d’une autre vision mentale ; ils ne perçoivent nettement ni forme ni couleur.

Une troisième catégorie de joueurs paraît encore plus habile dans l’art de l’abstraction ; leurs images visuelles se dépouillent de tous les caractères matériels et concrets que nous avons notés ; ils conservent le sentiment de voir la position quand ils tournent le dos à l’échiquier ; mais cette vision intellectuelle diffère énormément de la vision réelle. D’abord toute couleur disparaît, le joueur cesse de distinguer par leur couleur les pièces des deux camps. Il sait qu’une pièce lui appartient, non parce qu’il s’aperçoit, dans sa vision mentale, qu’elle est blanche, mais parce qu’il a le sentiment qu’il peut en disposer. « Les figures ne sont ni blanches ni noires, dit M. Anosoff, elles se divisent en figures hostiles et figures alliées. » Quant à la silhouette des pièces, elle n’est plus perçue ; et, en tout cas, ce n’est pas à leur forme que le joueur les distingue. « La forme des pièces et leur couleur n’importent point, nous dit M. Arnous de Rivière ; dans le jeu sans voir, les principaux élémens qui servent aux combinaisons sont la ligne de direction que doit suivre la pièce et le chiffre de la case où la pièce doit s’arrêter ; le joueur sans voir se donne, dans son esprit, la représentation de lignes mobiles qui s’entre-croisent ; c’est de la géométrie de situation. » Même opinion a été recueillie de la bouche même de M. Blackburne. M. Goetz, de son côté, écrit : « Si, en jouant sans voir, je pouvais distinguer devant mon œil intérieur toute la partie aussi clairement que si elle tombait sous mes yeux, je dédaignerais ce moyen, qui n’est pas dans l’esprit de la chose… qui n’est qu’une solution de parade. » Sur nos demandes directes, M. Goetz a bien voulu revenir sur quelques-unes de ses affirmations et les préciser. Il peut, s’il le désire, nous apprend-il, visualiser