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aux échecs, continue à se représenter la forme des dernières pièces dont il se soit servi quand il voyait encore.

En rendant compte de leurs impressions, ces joueurs se laissent parfois aller à une exagération de langage dont il ne faut pas être dupe. Volontiers ils comparent la vision mentale qu’ils ont de l’échiquier à une vision réelle ; nous doutons fort que le parallèle soit juste ; l’image visuelle diffère de la réalité ; elle en diffère comme un portrait diffère d’une photographie, par l’effacement semi-volontaire de détails sans importance ; la plus belle mémoire visuelle ne retient pas les choses telles qu’elles sont pour l’œil, mais opère un choix intelligent qui dépend du but que l’on se propose en évoquant un souvenir.

M. Taine en a fait la remarque à propos du jeu d’échecs. Regardons un moment un échiquier et ses pièces en position : que de détails insignifians nous apercevons ! La forme bizarre des ombres portées, la réflexion de la lumière sur le damier, et une foule d’autres choses qu’il n’est nullement nécessaire de se rappeler pour jouer sans voir, parce que ce sont des accidens. Quand on presse de questions le joueur, même celui qui se vante de copier dans son imagination le spectacle des yeux, on n’a pas de peine à se convaincre que cette copie n’est point servile, mais intelligente, et repose sur un choix ; ainsi le joueur ne voit pas mentalement l’ombre des pièces pendant qu’il joue. C’est un premier degré d’abstraction.

Dans notre seconde catégorie de joueurs, l’abstraction prend une plus grande importance ; la représentation de l’échiquier reste visuelle ; le joueur a conscience de le voir mentalement ; mais il remarque en même temps que cette vision mentale n’a point la netteté de la vision réelle ; c’est une vision un peu dégradée et diffuse. Les couleurs cessent d’être franches ; ce n’est plus du blanc et du noir, c’est un gris nuancé, plus clair pour les pièces d’un camp, plus sombre pour le camp adverse. Même atténuation pour la couleur des cases. « L’échiquier, nous dit M. Sittenfeld, ressemble dans ma vision mentale à un transparent grisâtre, présentant des points plus ou moins foncés. »

De même, les bords de l’échiquier s’effacent. La forme des pièces devient également confuse. Cette forme reste encore perceptible dans l’imagination ; c’est bien par la forme que le joueur reconnaît le fou et le distingue par exemple du roi ; mais il n’arrive pas à attraper un contour net, bien dessiné. Le plus souvent la perception de la forme est remplacée par celle de la grandeur de la pièce. M. Fritz dit que la forme des pièces n’est point visible dans sa représentation mentale ; les diverses pièces diffèrent par