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pas de quels yeux l’ont vue tous les voyageurs qui écrivent : Ravenne est lugubre, désolée… Ravenne n’est pas lugubre. C’est la douce morte. Il n’y a pas d’horreur autour d’elle, parce qu’il n’y a point lutte de la vie contre la dissolution normale ; parce qu’il n’y a presque rien de réel, dans ce fantôme d’un moment historique très lointain, et si étrange. Il n’y a que de la paix, avec un charme infini, sur ces cendres si peu troublées.

Dix-huit mille âmes, me dit-on, en comptant l’agglomération rurale. Sur le cailloutis des rues étroites, on entend pousser l’herbe. Entre dix heures du matin et cinq heures du soir, à peine si vous croisez quelques passans ; ils frôlent les murs roussis des églises, des cloîtres, des palais aux fenêtres aveuglées. Ces demeures seigneuriales, hautes et vastes comme les aimait l’Italie de la Renaissance, sont veuves d’habitans. Mais quelles ombres y reviennent ! Voici le palais de Guido da Polenta, où fut recueilli Dante ; le palais Guiccioli, où fut recueilli Byron. Un voile de poésie recouvre ce qu’il y a de farouche dans la mine de ces forteresses ; comme le grand pied de vigne vierge qui tapisse de haut en bas l’une d’entre elles, mettant à ce coin de rue un sourire de grâce sur la face pâle de Ravenne. Par les porches béans, le regard plonge dans les cours ; au fond, quelque triton de marbre s’ennuie sous les pariétaires, il ne pleure plus l’eau de sa fontaine. Chétives sont les autres maisons ; de pauvres boutiques sous les arcades du marché, — Les Ravennates doivent se fournir à Bologne pour tout ce qui n’est pas article de consommation populaire, — un port où trois ou quatre caboteurs dorment allèges sur le canal maritime, une station de deux fiacres, sans plus, créée l’autre semaine par un arrêté du syndic. Des capucins, des mendians, seuls maîtres de la rue durant les heures chaudes du jour ; ils s’attroupent comme un essaim de mouches dès qu’un pas retentit sur le pavé ; ils font un cortège imposant au promeneur, riant de bon cœur avec lui de leur nombre et de leur importunité ; on en voit des grappes pendues le matin aux grilles des quelques familles aisées, à la façon des cliens dans l’ancienne Rome ; quand la dame du logis sort, ils l’accompagnent processionnellement à l’église. Dès que l’on s’éloigne du marché et des deux cafés où se brasse la politique locale, solitude, silence, sensation d’être dans un lit de pierre où le torrent humain a coulé, et qui demeure à sec, avec de minces filets d’eau stagnante.

Pour retrouver la vie, une vie chimérique, à la vérité, mais d’une extraordinaire puissance d’illusion, il faut la rechercher aux siècles où elle s’arrêta dans Ravenne ; il faut entrer dans les basiliques, les baptistères, les mausolées. Là, sur les murs revêtus de