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mosaïques, se relève un peuple nombreux, avec ses princes, ses prêtres, avec les particularités de son existence. J’avais vu en Orient le peu qui reste du premier âge byzantin : des ruines, quelques figures échappées au crépi de chaux du Turc ; mais l’Orient, trop bouleversé, a mal gardé les souvenirs de cette époque, la plus mal connue, la plus radicalement effacée de l’histoire. À Ravenne seulement, on revoit au complet cette société de transition, encore maîtresse de la ville qui fut son berceau ; dans le vide et le silence ambians, elle tire l’esprit hors du présent, elle le reporte d’un saut brusque à l’heure qu’elle marque. Nulle part, sauf en Égypte, on ne ressent au même degré cette impression fantastique : la résurrection d’un morceau lointain d’humanité.

Chacun connaît au moins de nom les édifices fameux de Ravenne : San VItale, Sant’Apollinare Nuovo, et l’autre temple du même vocable, Sant’Apollinare in Classe. Ce dernier, perdu dans les champs à cinq kilomètres de la ville actuelle, était jadis l’église du port et du faubourg maritime de Classis. Le faubourg a disparu, la mer a fui ; la basilique, épave désemparée, est échouée dans une prairie au milieu des blés. Les restes de l’ancien hospice des pèlerins lui tiennent compagnie. Cet hospice reçut au moyen âge un hôte singulier, d’après l’inscription que je relève dans la nef sur une plaque commémorative. L’empereur Otton III, le plus romantique des Césars allemands avant ceux de notre temps, y vint de Rome pieds nus et y jeûna quarante jours sous le cilice. Attiré à Ravenne par son maître Gerbert, alors archevêque de la ville, et par les préférences de sa mère, la Grecque Théophanie, Otton y conçut peut-être, devant les représentations de la splendeur byzantine, il y caressa certainement son cher projet, la reconstitution de l’empire romain d’Occident avec les lois et les usages de la cour de Justinien. En lisant sur le marbre l’inscription où Otton raconte son voyage, il me semblait reconnaître, dans chacun de ces mots ardens et mystiques, le son d’une haute parole d’aujourd’hui, familière à nos oreilles.

Les deux Sant’Apollinare offrent les dispositions classiques de la première basilique chrétienne. À San Vitale, ébauche de la sainte Sophie de Constantinople, un type nouveau apparaît sous l’influence orientale ; partout la forme circulaire, coupole sur une rotonde, arcatures qui s’engendrent et se supportent. Entre la symétrie harmonieuse du rectangle païen et l’aspiration désespérée qui va tendre vers le ciel l’arceau et la flèche gothiques, Byzance intervient avec ses courbes trapues, avec le cercle où sa pensée maniaque et subtile tourne perpétuellement sur elle-même. L’âme antique se posait