Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/948

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


M. Saint-Saëns a fait, avec cette vingtaine de vers, le plus beau tableau peut-être qui soit en musique, de la naissance de Vénus. Tout y est exprimé : non-seulement le paysage et l’apparition de la déesse, mais le sens mystérieux et sacré du mythe païen. Le paysage est décrit par la période musicale qui correspond aux six premiers vers. La basse, arpégeant lentement et jusqu’à dix-sept fois de suite le même accord, étend partout un calme profond, que de mesure en mesure seulement traverse un frisson d’attente. Sur cet accompagnement descriptif, la voix de Phryné pose tout bas un chant de longue haleine, une mélodie mollement déroulée et tombante, où flotte la douceur du soir, et d’où se répand sur la promeneuse solitaire et déjà vaguement émue, l’influence nocturne des dieux. Bientôt se croisent des gammes agiles ; aux notes claires de la voix répondent, claires aussi, des notes de flûtes éparpillées en gouttelettes sonores, en arpèges chromatiques par degrés évanouis. « Néère, ne va pas te confier aux flots. » Elle s’y confie, la blonde baigneuse, et la voilà saluée déesse. Oh ! l’admirable salutation païenne ! Avec quelle ampleur retentit le grand nom d’Aphrodite, par-dessus la vibration à peine perceptible d’un trémolo presque silencieux ! À s’entendre ainsi nommer, l’orgueil, l’enthousiasme envahit la belle créature. L’orchestre bouillonne et se soulève, comme si réellement la vie, que dis-je, l’immortalité affluait au cœur de cette mortelle, que vient de sacrer déesse la glorieuse méprise des nautoniers. Si nous citions l’autre jour les vers de Musset, c’est que la représentation par les sous égale ici en beauté plastique la représentation par les mots. L’apparition de Vénus naissante est aussi sensible, aussi éclatante dans la musique que dans la poésie. L’accompagnement serre et fouette l’harmonie comme l’écume ; la basse gronde sourdement, s’enfle en houles profondes, et finit par jeter sur le rivage la forme radieuse. « Le flot qui l’apporta recule » non pas épouvanté, mais enorgueilli, et bien après que Phryné s’est tue, l’orchestre célèbre encore, en quelques mesures d’une acclamation magnifique, le miracle et le bienfait de la beauté apparue au monde pour la première fois.

De la déesse évoquée, la courtisane et les deux jeunes gens ont cru sentir la présence ; quelque chose d’elle a passé, qui flotte sur les pages suivantes, sur le petit trio pieux. C’est un bijou que cet unisson des trois voix dans la méditation, la prière et l’extase : bijou mélodique par la pureté de la ligne, l’inflexion exquise des contours ; bijou harmonique par la couleur de l’accompagnement, où tinte une note répétée à des hauteurs différentes, où se joue une élégante arabesque. À cette note fixe, le chant est suspendu ; il dit l’émoi religieux devant le secret un instant surpris de l’amour et de la vie, de la vie qu’on croit entendre circuler sous le réseau léger des sons. Et peu à peu se dissipent les mystérieux effluves ; ils s’évaporent comme les dons