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plus furieuses que jamais : États contre parlement, députés du tiers contre noblesse et clergé, sujets contre seigneurs, ville contre ville, et dans la même ville, les bourgeois séparés du peuple, comprenant l’impossibilité de la lutte, tandis que, fidèle à son instinct, simpliste dans ses raisonnemens, celui-ci conserve presque intacte l’antique haine de la France : pendant un siècle, il ne pourra se croire Français, il gardera la dague et la barbe espagnoles, continuera de se faire enterrer les pieds dirigés contre Paris, la face contre terre, et dira, lorsqu’il dépassera la frontière : je vais en France ; et les femmes affecteront de travailler devant leurs portes le jour de la Saint-Louis.

La noblesse comtoise a fréquenté de plus en plus la noblesse française, elle a commencé d’aller aux académies de Paris « où la bienséance et les points d’honneur s’enseignaient délicatement ; et soubz ces belles apparences se glissaient les vices de France aux esprits prompts de notre jeune noblesse. » On se répète qu’aucun des grands intérêts patriotiques, religion, propriété, nationalité même, n’est sérieusement en jeu, qu’au contraire toutes les causes de rapprochement et d’amour, souvenir des calamités d’antan, contiguïté des frontières, rapports commerciaux, alliances de famille, conformité des usages, de la religion et de la langue militent en faveur de l’annexion. Ainsi les intrigues du roi de France trouvent un terrain tout préparé. La Comté a-t-elle été trahie et vendue ? Oui, pense Voltaire ; non, affirment Pellisson et d’autres historiens. On peut du moins admettre que l’autorité perdit la tête et prononcer le mot de défection. Aux héros de l’indépendance ont succédé les calculateurs, les pusillanimes ; au président Boyvin, à Ferdinand de Rye, aux Grammont, au baron de Scey, les partisans du fait accompli, ceux qui voient pousser l’herbe à quinze pas devant eux, mais ignorent l’art de donner à leur conversion la grâce du temps, un marquis de Laubespin, chevalier d’honneur du parlement, ce marquis d’Yennes, gouverneur du pays, qui ne sait que capituler et s’enfuir, Jean de Watteville, ce Bonneval Comtois, chartreux, homme de guerre, assassin, séducteur, apostat, diplomate, courtisan, grand seigneur et tyran féodal, que Saint-Simon a portraituré avec sa verve habituelle.

« Il se fit chartreux de bonne heure, et, après sa profession, fut ordonné prêtre. Il avait beaucoup d’esprit, mais un esprit libre, impétueux, qui s’impatienta bientôt du joug qu’il avait pris. Incapable de demeurer plus longtemps soumis à de si gênantes observances, il songea à s’en affranchir. Il trouva le moyen d’avoir des habits séculiers, de l’argent, des pistolets, et un cheval à peu de distance. Tout cela peut-être n’avait pu se pratiquer sans donner quelque soupçon : son supérieur en eut, et avec un passe-partout,