rouvre les yeux, il s’aperçoit que l’œil-de-bœuf qui forme la fenêtre de l’infirmerie se dessine comme un rond bleu et transparent, c’est que la nuit est passée et que le jour commence à poindre.
Dans la demi-clarté de l’aube, Goussef regarde son voisin, Pavel Ivanovitch. Cet homme dort sur son séant, car il étouffe dès qu’il s’étend sur le dos. Il a un visage gris, le nez long et pointu, la moustache mesquine et les cheveux rares, mais longs. À le voir, il est impossible de deviner sa condition, — ce n’est ni un paysan, ni un monsieur, ni un marchand. Ses longs cheveux le désigneraient comme jeûneur ou habitué de quelques couvens, mais ses paroles ne sont pourtant pas celles d’un dévot. Il s’aperçoit que Goussef l’observe et, tournant vers lui son visage affreusement maigre, il dit :
— Je commence à deviner, oui, je commence à comprendre.
— Que comprenez-vous, Pavel Ivanovitch ?
— Je commence à comprendre comment il se fait qu’il y ait tant de soldats malades à bord… Ce n’est pas naturel,.. on aurait dû vous laisser tranquilles à l’hôpital, — oui. — Mais voilà, messieurs les médecins militaires ne savaient que faire de vous là-bas, — vous ne leur rapportiez ni argent, ni honneur ; au contraire, tous ces cas de mort ne pouvaient que nuire à leur avancement. Alors il est naturel qu’ils aient cherché à se débarrasser de vous. Et c’était bien facile. Est-ce que parmi les quatre cents soldats amenés ici, on pouvait distinguer les malades ? Le troupeau s’est embarqué dans l’obscurité, puis le lendemain, lorsque les phtisiques et les paralysés se traînaient sur le pont, on a découvert le pot aux roses.
Goussew ne comprend pas le sens de tous ces mots, il croit que Pavel Ivanovitch le gronde, et il cherche à se disculper.
— Je me suis étendu sur le pont parce que j’étais à bout de forces ; le trajet depuis l’hôpital était si fatigant.
— C’est indigne, s’écrie Pavel Ivanovitch, et ils savent, les gredins, que vous ne supporterez pas la traversée ; à peine si on vous amènera jusqu’à l’Océan-Indien, — et après ?… Quelle belle récompense pour un service loyal et dévoué !
Les yeux de Pavel Ivanovitch jettent des éclairs, le dépit lui fait perdre haleine, il tousse fortement et dit entre deux quintes de toux :
— Il faut que la presse dénonce ces infamies ! Au pilori tous ces misérables !
Deux soldats malades et un matelot se sont aussi déjà éveillés et ont tout de suite commencé de jouer aux cartes. Ils sont assis par terre dans les poses les moins commodes ; l’un des soldats porte la main droite bandée et tient les cartes avec son bras. Le roulis devient de plus en plus fort ; il est impossible de prendre le thé.