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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/204

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tête sur les épaules, c’est pour réfléchir. Raisonne donc un peu, gros niais !

Dès qu’il y a le moindre roulis, Pavel Ivanovitch souffre du mal de mer et en cet état il devient fort irritable. Goussef juge que dans ce qu’il vient de dire, il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Pourquoi, par exemple, n’y aurait-il pas de poissons grands comme une montagne et dont le dos serait couvert d’une écaille très dure ? D’autre part, Goussef ne trouve rien d’extraordinaire à ce que le vent porte des chaînes ; il se représente très bien les rochers gigantesques qui forment la fin du monde et auxquels les vents sont attachés. Si les choses ne se passaient pas ainsi, pourquoi alors le vent se débattrait-il comme un fou sur la mer ? Et si on ne l’attachait pas, où resterait-il lorsqu’il fait calme et doux dehors ?

Goussef pense à tout cela, puis l’ennui le reprend.

Pour se distraire, il se met à évoquer des souvenirs de son village ; voilà cinq ans qu’il ne l’a vu, cinq ans qu’il sert avec son régiment dans l’extrême Orient. Maintenant il retourne là-bas, auprès de son vieux père et de sa mère, et subitement il a comme une vision de son pays natal. Il voit l’immense étang gelé, couvert d’une nappe de neige ; d’un côté se dresse la grande manufacture de porcelaine en briques rouges, aux hautes cheminées d’où sortent des flots de fumée noire, de l’autre, le village. Voilà, sur la grande route blanche, le traîneau de son frère Alexis sur lequel il est avec ses deux enfans, le gamin Vania et la fillette Akoulka. Vania crie et rit, Akoulka a caché son petit minois rose dans un fichu de laine, — et Alexis est ivre.

— Aller au bois par un temps pareil ! bougonne Goussef, pourvu que les enfans ne gèlent pas ! Donne-leur, Seigneur, plus de bon sens, mais surtout fais qu’ils respectent leurs parens et ne s’élèvent pas au-dessus de leurs père et mère.

— Il faudrait absolument de nouveaux gonds… — C’est un des soldats malades qui délire. — Je crois bien,.. mais oui…

Goussef aussi sent que ses pensées s’embrouillent ; une température très élevée excite dans son cerveau des images incohérentes. Il voit tout d’un coup à la place de l’étang et du traîneau une grande tête de taureau sans yeux, entourée de fumée noire. La fumée tourbillonne, et il ne sait pas pourquoi ce mouvement l’égaie. Il sent la joie comme mille petites fourmis picoter tout son corps jusqu’au bout des doigts.

— Ce sera tout de même gentil de se revoir, bégaie-t-il à moitié inconscient. — Au son de sa voix, il ouvre les yeux et tâtonne pour trouver son verre d’eau.

Il boit un peu, puis se recouche, et de nouveau il voit passer le traîneau et la tête de taureau, et la fumée noire… Lorsqu’il