est pour les paysans et, si l’on a de loin la moindre ressemblance avec un bourgeois, on vous oblige de payer cinq cents roubles pour les premières. À toutes les objections, ils répondent : « Un individu convenable ne pourrait pas supporter de voyager en troisième, on y est trop salement ! » Voyez-vous cela ! Alors comment un individu convenable qui n’a ni volé la couronne, ni exploité les indigènes, ni exercé la contrebande, qui, en un mot, ne possède pas les cinq cents roubles nécessaires, comment arrive-t-il à faire la traversée ? J’ai tout simplement endossé la pelisse de peau de brebis, mis de grandes bottes, je me suis fait une tête d’ivrogne et je suis alléchez l’agent : « Donne-moi, mon petit père, votre excellence, un bon petit billet. »
— À quel état appartenez-vous donc, Pavel Ivanovitch ? demande Goussef.
— À l’état religieux, mon ami. Mon père était un honnête pope, qui a beaucoup souffert, parce qu’il a toujours enseigné la vérité. Moi aussi je dis la vérité et tout le monde me trouve insupportable. Mais cela me fait plaisir, — je ne crains personne, je suis fier de ma réputation ! J’ai servi trois ans en Orient, mais on se souviendra de moi là-bas durant un siècle, je me suis brouillé avec tout le monde. Mes amis en Russie m’écrivent aussi : « Ne reviens pas. » Alors je retourne exprès. Je retourne leur dire la vérité à eux aussi ! Toi, Goussef et tes pareils, vous êtes des âmes dans les ténèbres, vous ne voyez pas, ou, si vous voyez, vous ne comprenez goutte à ce que vous voyez ! On vous raconte que le vent est attaché à une chaîne, vous le croyez ! On vous vole votre existence en vous jetant un demi-rouble, vous baisez la main des voleurs et criez : « Quel bon monsieur ! » Tandis que moi, j’ai les yeux grands ouverts, et je vois loin comme l’aigle qui plane dans les hauteurs ; je proteste quand je vois l’ignominie, je proteste quand je vois la fourberie, la fraude, je proteste quand je vois un cochon triomphateur ! On peut me couper la langue, mais on ne me fera pas faire ! Voilà ce que j’appelle vivre, ce n’est pas comme toi, mon pauvre Goussef !
Mais Goussef n’écoute pas. Ses regards cherchent, par la petite fenêtre, l’eau transparente d’un vert très doux et toute dorée par le soleil aveuglant. Sur l’eau se balance un canot et dans le canot se tiennent debout plusieurs Chinois tout nus, qui tendent vers le navire des cages pleines de serins en criant :
— Chante, chante !
Mais voilà un second canot qui se heurte au premier, un Chinois très gras y est assis et mange du riz avec des petites baguettes. Les vagues claquent contre le navire, des mouettes blanches rasent la mer de leurs ailes.