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LA
JEUNESSE DE JOSEPH DE MAISTRE
D'APRÈS UNE PUBLICATION RÉCENTE

Joseph de Maistre avait été fort lié dans sa jeunesse avec un certain chevalier Gaspard Roze, qui fut plus tard son collègue au parquet de cette cour de justice souveraine qu’on appelait le sénat de Savoie. Le chevalier était un homme grand et maigre, au nez long et mince, à la lèvre railleuse, très soigneux de sa personne, poudré, élégant, tiré à quatre épingles. Il avait l’esprit caustique, la parole libre et quelquefois vive et le cœur chaud. Se piquant de philosophie, il détestait les abus, critiquait les puissans de ce monde et se permettait de trouver que tout n’était pas pour le mieux dans le pays des Allobroges. Il reprochait à la maison de Savoie de réserver ses faveurs aux Piémontais, et quand un de ses compatriotes était victime d’un passe-droit, il s’en plaignait en prose ou en vers. Très attaché à ses princes, il les servait avec cette loyauté sans illusions et sans enthousiasme, avec cette fidélité clairvoyante et un peu grognonne qui est propre aux Savoyards. « Ils ne sont jamais contens, disait le roi Victor-Amédée III ; s’il pleuvait des sequins, ils diraient que le bon Dieu casse leurs ardoises. »

Le chevalier et Joseph de Maistre se perdirent de vue dès le lendemain de l’occupation de Chambéry par les Français. Le comte passa les monts pour aller offrir ses services à son souverain. On lui confia une mission confidentielle auprès du gouvernement helvétique, et ce fut en Suisse qu’il écrivit ses Considérations sur la France, qui firent grand bruit. On le nomma ensuite régent de la grande-chancellerie de