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l’honneur nul souci, telle était la devise de sa famille ; ce n’est pas celle d’un prince dépossédé qui aspire à remonter sur son trône. Quelque peine qu’il se soit donnée pour s’assouplir, cet élève des jésuites porta toute sa vie la marque de la montagne.

Il avait seize ans quand il quitta pour la première fois la maison paternelle. Au moment où il monta dans la vieille voiture qui devait le conduire au-delà des monts : « Allez, mon enfant, lui dit la présidente, et souvenez-vous de Dieu, de votre nom et de votre mère. » On l’envoyait à Turin pour y faire ses études de droit. Il travailla avec tant d’ardeur, que trois ans plus tard il recevait des mains du chancelier de l’université l’anneau du doctorat. Dès son retour à Chambéry, il se fit recevoir au barreau, et après un stage de deux années, il entra au parquet comme substitut de l’avocat fiscal-général. Le ministère public ne concluait pas oralement à l’audience ; il rédigeait son avis motivé, et la minute, mise à la disposition du président pour le délibéré, était déposée au greffe avec l’arrêt. M. Descostes a retrouvé dans les archives du sénat de Savoie les conclusions de Joseph de Maistre ; elles sont remarquables par la netteté des vues, la rigueur de la logique, la fermeté du style. Il eut à s’occuper d’une plainte portée par une paroisse contre son curé, qu’elle accusait de concussion dans le recouvrement de ses redevances. Il concluait au rejet de l’action publique. « Le sénat aura remarqué mille fois comme moi que, du combat journalier de l’avarice qui demande et de l’avarice qui refuse, il résulte un état de choses assez tolérable et souvent meilleur que celui qui résulterait de l’action immédiate de l’autorité avec tout son appareil. Ces sortes d’abus peuvent se traiter civilement. Quand la justice criminelle se lasse sur de petits objets, elle manque de force dans les grandes occasions. » La plupart des magistrats auxquels il s’adressait étaient moins philosophes que ce jeune substitut.

Tout en s’acquittant consciencieusement de ses nouveaux devoirs, il continuait ses études, et se levait à quatre heures du matin pour lire Aristote, Platon, Plutarque, Horace et Virgile, qu’il annotait, commentait la plume à la main. La jurisprudence, l’algèbre, le grec, l’anglais, l’occupaient tour à tour. Il s’était fait une loi de travailler jusqu’à quinze heures par jour. M. Albert Blanc l’a représenté comme un anachorète que la solitude avait rendu absolu, dédaigneux et hautain dans ses doctrines, et qui avait acquis par son travail cellulaire « la rigidité magistrale des moines de Zurbaran[1]. » Mais on peut travailler comme un bénédictin et n’être pas un moine. Joseph de Maistre était le plus sociable des hommes ; peut-on se passer du monde quand on a tant d’esprit ? Personne ne fut moins rigoriste dans le choix de

  1. Mémoires politiques et correspondance diplomatique de Joseph de Maistre, par Albert Blanc.