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temps à connaître ces messieurs, écrivait-il en 1816. Mais j’en suis demeuré à l’église catholique romaine, non sans avoir acquis une foule d’idées dont j’ai fait mon profit. »

Il n’en disait pas assez ; l’homme qui a écrit les Soirées et le livre du Pape avait eu quelque temps des complaisances marquées pour le déisme humanitaire. Rousseau avait déteint sur lui ; il suffit pour s’en convaincre de lire son Éloge de Victor-Amédée III, qui fut son premier écrit : « La liberté, insultée en Europe, a pris son vol vers un autre hémisphère ; elle plane sur les glaces du Canada, et du milieu de Philadelphie, elle crie aux Anglais : « Pourquoi m’avez-vous outragée, vous qui vous vantez de n’être grands que par moi ? » Plus tard, ayant à prononcer le discours de rentrée du sénat, il choisit pour sujet la vertu. Dieu n’était plus pour lui que le grand Être, et il déclarait que les rois ne doivent être obéis que lorsqu’ils ne violent pas eux-mêmes les lois fondamentales. Il est vrai qu’après s’être donné, il se reprit bien vite, et qu’en 1784, appelé une fois encore à haranguer le sénat, il s’écriait : « Ce siècle, qui a fait et préparé de si grandes choses, trop souvent par de mauvais moyens, se distingue de tous les âges passés par un esprit destructeur qui n’a rien épargné. Lois, coutumes, systèmes reçus, institutions antiques, il a tout attaqué, tout ébranlé, et le ravage s’étendra jusqu’à des bornes qu’on n’aperçoit pas encore. » Voilà un langage tout nouveau, et le jeune substitut que le sénat de Savoie entendit ce jour-là n’était plus le grand-orateur d’une loge maçonnique ; mais ce n’est pas non plus un pénitent noir, c’est le futur prophète s’essayant à son métier.

Quoiqu’il ne méprisât ni ses occupations ni ses amusemens, il n’y trouvait pas toujours son compte, et par momens il se sentait né pour autre chose. Le jour où son ami de Juge, nommé récemment substitut, parut pour la première fois au parquet, il lui présenta un dossier poudreux, un sac de procureur, et lui dit : « Vous allez savoir, monsieur, combien cela sent bon. » Ce méditatif se plaisait à creuser les grands-problèmes comme les voyageurs hardis aiment à longer les précipices, et on le condamnait à conclure sur la demande en revendication que Têtu de Montagnole avait engagée contre son voisin, au sujet d’un lopin de terre sis au mas de Lélia, sous les numéros 1708 et suivans de la mappe de 1738. Il avait l’esprit inquiet, et sa tête, nous dit-il, était « chargée, fatiguée, aplatie par l’énorme poids du rien. »

Dans ses heures de mélancolie, ses plaisirs lui semblaient médiocre* comme ses devoirs. Rousseau, qui a beaucoup aimé les Savoyards, disait que s’il était une petite ville au monde où l’on goûtât les douceurs de la vie dans un commerce agréable et sûr, c’était Chambéry, que les femmes y étaient belles et pourraient se passer de l’être. Joseph de Maistre avait une vive admiration « pour le voyage de Meillerie et pour les grandes herbes de Werther. » Mais ces grandes herbes et ce voyage