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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/352

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Mais pendant les quatre années qu’Enrico a passées loin d’elle, Miranda n’a pas cessé de l’aimer, et, de temps en temps, elle note, dans son carnet de jeune fille, ses impressions monotones et tristes, ses souvenirs, ses regrets :

« — Ma mère, c’est vrai, — je ne sais jamais te dire de douces paroles. — S’il m’avait épousée, je les garderais — pour lui. De baisers mes lèvres sont avares, — mais ses mains chaque matin, chaque soir, — je les aurais baisées à tous les instans, — s’il l’avait permis. Et maintenant, meurent — en moi les baisers, les douces paroles.

« Souvent, à quinze ans, je me sentais, — le soir, si triste, que je pleurais. — Je ne savais pourquoi. À présent, je le sais. »

Peu à peu, cet amour sans espoir, auquel Miranda n’essaie pas de s’arracher, la dévore : sa tristesse devient maladie, elle se fane, elle se flétrit, elle meurt. Et Enrico, qu’une dépêche de son oncle a rappelé au moment même où se réveillaient ses anciens souvenirs, n’arrive que pour la voir mourir.

Ce petit poème est devenu très populaire en Italie. Écrit avec une extrême simplicité, il dégage une irrésistible émotion qui voile ce que la donnée a de sentimental et d’un peu factice. Le journal de Miranda surtout est d’un tel accent de vérité que, pour un instant, il vous fait oublier le mot sceptique de Shakspeare : « Des hommes sont morts et les vers les ont mangés ; mais cela n’a jamais été pour l’amour. »

Soit ! On ne meurt pas d’amour dans la vie réelle, dont les détails, les distractions, les besoins atténuent tous nos sentimens et les empêchent de s’épanouir. Mais, en poésie, pourquoi non ? Refuserons-nous au poète le droit de pousser nos émotions jusqu’à une intensité qu’elles n’atteignent guère dans l’ordinaire existence ? C’est là une idéalisation, si l’on peut dire, dont il ne saurait se passer, qui est la condition même de son art : à lui d’avoir assez de force créatrice pour nous faire oublier qu’il nous transporte à côté ou au-dessus du monde réel, assez de force d’expression pour que ses fantômes nous semblent, quoique plus purs, de même étoffe que nous-mêmes. Et Miranda nous donne vraiment cette double illusion.

Je l’avoue, j’ai pour cette première œuvre de M. Fogazzaro une tendresse particulière et je ne crois pas que, dans la suite, il ait rien fait d’aussi complet, ni peut-être même d’aussi grand dans son genre que ce petit poème. Les vers, réunis deux ans plus tard sous le titre de Valsolda, restent à peu près dans les mêmes tons. Ce sont de courtes pièces lyriques qui expriment, pour la plupart, un état d’âme mélancolique, préservé pourtant d’une excessive