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amour est contrarié par les lois, par les usages, par les convenances, par la morale ; qu’alors il devient une force destructive si terrible, qu’elle est presque irrésistible et sème autour d’elle les ruines, les hontes, les désolations ; qu’en conséquence, ceux qui prisent au-dessus de tout le bon ordre de la société et le bel équilibre de l’âme doivent se méfier d’elle et soigneusement éviter d’augmenter sa tragique puissance…

Mais peut-être que nous pensions ainsi parce que la question nous avait été posée un peu crûment, et aussi parce que, pour y répondre, M. Fogazzaro s’est placé sur un terrain, comment dirais-je ? sur un terrain trop peu terrestre. On pourrait la prendre autrement. On pourrait accepter l’amour pour ce qu’il est, avec ses grandeurs et ses faiblesses, ses misères et ses beautés, sans parti-pris de pessimisme cynique, ni phraséologie idéaliste. Peut-être bien qu’on trouverait alors que, malgré les ravages qu’il promène à travers notre pauvre monde, malgré le sang et les larmes qu’il fait couler, il est encore ce qu’il y a de plus noble et de meilleur dans notre âme, comme il est le sourire de notre vie. Et l’on ne voudrait plus le proscrire, quelque périlleux qu’il soit ; et l’on donnerait tort à Manzoni, quand même il a pour lui l’inflexible logique ; et l’on relirait les romans de M. Fogazzaro, en y prenant un vit plaisir, non pas à cause de la résistance que ses personnages opposent à leurs sentimens quand ils sont coupables, mais tout simplement parce que les sentimens qu’ils éprouvent sont puissans ou délicats, profonds ou charmans, décrits avec talent, avec sympathie surtout, et, — que l’âme de Manzoni leur pardonne ! — parce qu’ils « inclinent l’âme vers l’amour. »


EDOUARD ROD.