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ressource des colons[1]. Quand ils ont passé cinq ou six années dans ces conditions, ils peuvent, avec chance de succès, travailler pour eux-mêmes. Mais, comme je l’ai dit, les colons riches sont à l’état d’exception et pour dix condamnés loués à M. L.., grand éleveur anglais, ou à M. W.., un Australien qui cultive le café, il y en a cent qu’on met au service des petits propriétaires, parmi lesquels beaucoup d’anciens déportés de la commune et, pourquoi ne pas le dire, pas mal de libérés plus ou moins réhabilités.

Ici, pas de logemens séparés, pas de surveillance ; l’uniforme de toile bise n’effarouche personne ; maîtres et valets vivent sur un pied de familiarité et d’intimité complètes. Ces mœurs qui, ailleurs, seraient patriarcales, deviennent l’indice d’une véritable oblitération du sens moral. Le colon libre n’a plus au degré nécessaire la notion de la distance qui le sépare du forçat, et le forçat est bien près d’oublier son indignité.

J’admets et je désire, — c’est ma thèse, — que le malfaiteur, purifié par le baptême du repentir, puisse faire reprendre à la génération issue de lui un rang modeste parmi les honnêtes gens, mais à la condition expresse qu’il s’efforce de monter où ils sont, sans que ceux-ci aient fait un mouvement vers lui. Mais si, d’aventure, c’est le contraire qui a lieu, si le condamné attend l’homme libre au bas de l’échelle sociale pour fraterniser avec lui, la colonisation sans épithète est fort compromise, et la colonisation pénale, au lieu d’être un puissant adjuvant, risque de contaminer ce qu’elle touche.

Certains intérieurs campagnards présentent le spectacle d’un inconscient cynisme.

Lorsqu’on parcourt la brousse, on rencontre souvent le dimanche, par les chemins, des groupes ainsi composés : un colon, sa femme, ses enfans, deux ou trois condamnés. Ces gens se promènent d’un pas de flâneurs, causant et riant gentiment en bons bourgeois qui jouissent du repos hebdomadaire ; les enfans gambadent, jouent avec les condamnés, les tirent par leurs vareuses, les taquinent, se pendent à leurs bras ; et la mère contemple ces ébats d’un œil attendri. On est heureux et calme, la conscience est tranquille, et, en rentrant, on soupera de bon cœur à l’ombre du grand kaori qui abrite la maison.

Chez un tuilier des environs de Nouméa, c’était mieux encore. On se réunissait le soir, entre voisins ; deux condamnés mélomanes,

  1. Les troupeaux, composés souvent de plusieurs milliers de têtes, vivent à l’état sauvage ; plusieurs fois par an, on les amène dans des paddocks pour y être comptés et marqués. Ces rassemblemens, opérés par des hommes à cheval (stockmen), constituent un spectacle fort curieux. Il y a environ 100,000 têtes de bétail dans la colonie.