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imprimerie de Nouméa, — c’était au commencement de mon séjour, — profonde fut ma surprise en apercevant des forçats tranquillement assis devant des casiers et occupés à composer le journal du lendemain. Un monsieur d’une cinquantaine d’années, élégamment vêtu, lorgnon sur le nez, figure intelligente, écrivait dans une pièce attenante à l’atelier, et, de là, envoyait sa « copie » que les typographes se distribuaient. J’eus, en passant, la curiosité d’y jeter les yeux ; le gouverneur y était traité de voleur, les surveillans militaires de misérables, etc.

Peste ! me dis-je, voilà un hardi compagnon, malgré sa physionomie douce et avenante. Ce gaillard-là risque gros jeu à redresser les torts d’une façon si rude ! Mais, comme ce n’était pas mon affaire, je ne lui souillai mot de sa polémique et me bornai à solliciter d’une voix timide la confection d’une boîte de cartes de visite. Il mit une courtoisie parfaite à choisir avec moi le meilleur « bristol » et je m’en allai en méditant sur la main de fer gantée de velours.

Peu d’heures après, je causais avec un officier dans la rue de l’Alma, qui est la belle rue de la ville ; comme nous passions devant le café de la Cousine, cabaret à la mode, je fus salué d’un sourire aimable par un consommateur qui dégustait un cock-tail ; je reconnus mon homme de lettres et soulevai mon chapeau avec empressement.

— Que faites-vous là ? me dit le capitaine. Ignorez-vous donc qu’il n’est pas d’usage de rendre le salut aux libérés, n’allez pas les gâter !

— Comment ! ce reporter du *** serait ? ..

— Un ancien comptable récemment sorti du bagne où il a purgé une condamnation à dix ans de travaux forcés. Vous en verrez bien d’autres, ajouta-t-il en riant de mon air ahuri.

En effet, j’en ai vu bien d’autres, mais pas beaucoup de meilleurs. Les condamnés typographes étaient des engagés chez les colons : ils accomplissaient un stage fortifiant. Mais, voyons les transportés de cette catégorie dans leur situation normale, chez l’habitant de la brousse, c’est-à-dire chez l’agriculteur. Dans les grandes exploitations, très rares malheureusement et dont la plupart appartiennent à des étrangers, tout se passe assez correctement et l’esprit de la loi est à peu près respecté. Les forçats assignés y font un apprentissage utile au point de vue agricole : les uns sont employés à la culture proprement dite et s’habituent aux procédés spéciaux qu’exige le climat des tropiques, les autres s’occupent de l’élevage du bétail qui constitue la principale