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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/402

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avec la Turquie dont un récent voyage à Constantinople lui a laissé mesurer la décrépitude, à ses yeux, incurable ; voir substituer aux systèmes alors adoptés par les cours de l’Europe une quadruple alliance de la France, de la Russie, de l’Autriche et de l’Espagne ; et, enfin, comme couronnement de ces beaux rêves, trouver pour lui-même, dans la conflagration qui n’eût pu manquer d’être une des premières conséquences de pareilles révolutions politiques, une illustre occasion de se signaler et d’acquérir de la gloire, cette passion de sa vie ; tels sont les vœux ardens, — ses idées fixes, — dont sa correspondance porte sans cesse l’expression. Il mettra à leur service toutes ses facultés, toute sa rare ténacité, d’accord, du reste, comme nous le verrons, sur la plupart de ces vues, avec M. de Ségur, son intime ami de tout temps, alors ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg.

À ne point se rappeler ces indications sommaires, on risquerait de ne pas bien saisir certains passages du récit qu’on va lire, de même qu’on aurait, sans doute, quelque peine à s’expliquer la situation absolument exceptionnelle de son auteur auprès de l’impératrice, si nous n’ajoutions quelques mots encore pour indiquer les motifs et l’origine d’une si étrange faveur.

Quand le prince de Nassau vit pour la première fois le prince Potemkin, c’était au commencement de décembre 1786. Potemkin n’avait alors qu’une pensée : son grand coup de théâtre. L’entreprise, à la vérité, n’était pas ordinaire. Il ne s’agissait, on le sait, de rien moins que de faire voir à l’Europe l’immense steppe qu’on croyait à peine conquise se peuplant tout à coup et se civilisant comme par enchantement pour acclamer ses vainqueurs. L’impératrice qui, sur la foi de son ministre, n’avait pas hésité à convier à ces fêtes invraisemblables non-seulement les ambassadeurs de France, d’Angleterre et d’Autriche, le comte de Ségur, lord Fitz-Herbert et le comte de Cobentzel, mais l’empereur Joseph II lui-même, devait partir de Czarkoe-Selo dans les premiers jours de janvier. Potemkin n’avait donc plus que le temps de jeter un dernier coup d’œil, dans une rapide inspection, sur tous les préparatifs de cet audacieux voyage, et il était déjà en route pour cela quand le prince de Nassau l’atteignit à Krementchul.

Celui-ci, inconnu personnellement de Catherine, tenu même par elle en suspicion depuis sa course à Constantinople, n’avait aucun titre à être admis dans son cortège, honneur que venait d’obtenir un autre de ses amis, le prince de Ligne. Il n’y prétendait pas. Mais ayant reçu, depuis peu, du gouvernement russe, grâce à l’amicale intervention du comte de Ségur, un privilège relatif à l’écoulement de certains produits de ses terres de Podolie, il profitait