Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/463

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

court est moins affirmatif dans la réprobation ; sa naturelle liberté de jugement regimbe et lui fait voir combien cette question de l’esclavage est complexe, combien les mots y ont un sens relatif. Si l’on amenait un esclave dans notre Paris, il s’estimerait bientôt par comparaison le plus infortuné des êtres ; en Égypte et dans toute l’Afrique, cette même comparaison l’attache souvent à son état. Tous les citoyens étant plus ou moins esclaves, la condition qualifiée ainsi n’est qu’une différence de degré ; et le dernier en apparence n’est pas toujours le pire. L’individu soi-disant libre doit suer de l’or pour le fisc, parfois sous le bâton, acquitter la corvée, et il se voit à chaque instant menacé d’être dépouillé de son bien ; à côté de lui, l’esclave bien traité est un homme heureux. Aussi les bonnes et aveugles intentions des libérateurs sont-elles souvent très mal comprises par les libérés. Gordon était arrivé à Khartoum plein d’un beau feu pour l’abolition de l’esclavage : « Quand le Mahdi prit les armes, en se déclarant ouvertement partisan de la traite, presque toute la population esclave passa de son côté. Le fait est constaté dans une note du ministère anglais, publiée depuis à l’occasion de la troisième et fatale mission de Gordon dans ce pays ; aussi celui-ci, qui avait conscience de l’état des esprits, crut-il nécessaire de s’appuyer provisoirement sur les traitans, et il demanda l’autorisation de permettre de nouveau le commerce des esclaves, ce à quoi le gouvernement anglais ne voulut pas consentir. On connaît sa fin lamentable ; sans doute, s’il eût voulu abolir, au lieu de l’esclavage, une liberté de longtemps chère aux populations, les choses n’auraient pas dû se passer autrement. » Les philanthropes qui ont lu M. de Mandat-Grancey et qui lisent M. d’Harcourt sont jetés en de terribles perplexités ; à moins qu’ils n’aient cette heureuse inconscience qui permet d’abstraire un fait, de le transporter dans un autre état de civilisation et de le juger isolément, sans tenir compte des faits connexes qui lui donnaient une signification différente, à la place où on l’a pris.

Je ne prétends pas suivre notre guide dans toutes ses investigations, et j’ai hâte d’arriver aux conclusions qu’il en tire. Pour lui, l’Europe a été dupe d’un grossier mirage, lorsqu’elle a cru à une transformation de l’Égypte et des Égyptiens depuis Méhémet-Ali. Écoles et institutions à la franque, théâtres et palais neufs, réforme judiciaire et contrôles financiers, tout cela n’est qu’un trompe-l’œil, une façade pompeuse derrière laquelle on retrouve le peuple des Pharaons, abâtardi par les mamelouks et achevé par les Turcs. Je ne contredirai certes pas à cette opinion, — sauf pour les effets de la réforme judiciaire, qui ont été sensibles, car ce n’est jamais