Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/464

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en vain, que l’on donne aux hommes une meilleure justice. Je diffère d’avis avec M. d’Harcourt, quand il condamne sans appel les mœurs et les coutumes de l’Orient, qui ont leur raison d’être ; mais je lui concède volontiers qu’un état social discutable en principe devient exécrable, lorsqu’on veut le plier brusquement à des services pour lesquels il n’est, point fait. L’Égypte a été mise en mal de mort par les furieux besoins d’argent des derniers vice-rois ; toute la fantasmagorie dont on nous a éblouis n’avait qu’une seule fin : capter la confiance des banquiers européens. On est arrivé ainsi au curieux état économique défini en ces termes dans l’Égypte et les Égyptiens : « Un Bédouin du désert, transformé en fellah, est devenu par le fait le simple fermier d’un financier de Londres ; car le vice-roi a abandonné ses domaines à M. de Rothschild, comme gage d’un emprunt, et ce sont les agens de ce dernier qui exercent tous les droits de propriétaire. » Or, l’exacteur égyptien de jadis était dur, mais par saccades, avec des répits, sans esprit de suite ; on lui échappait. Les organisations financières d’Europe sont plus régulièrement, plus lourdement exigeantes, mais elles exercent leurs droits chez nous par des intermédiaires équitables et policés. La combinaison de ces exigences méthodiques et des procédés brutaux qui les servent dans l’administration égyptienne a fait peser sur ce malheureux pays une intolérable oppression. Et les vices de notre civilisation, greffés sur la barbarie des mœurs locales, composent un joli assortiment qui justifie toutes les critiques de M. d’Harcourt. Son livre est bien fourni : d’anecdotes piquantes ou tragiques. J’en pourrais ajouter beaucoup à la collection. Ceux qui n’ont pas vu de près le prodigieux gaspillage de l’avant-dernier règne et les ruses géniales par lesquelles on y pourvoyait, ceux-là ne sauront jamais comment on peut tondre un troupeau jusqu’au sang, vendre trois et quatre fois sa laine, la vendre pour de la soie, et faire croire aux spectateurs bénévoles que la sollicitude du berger a transformé les maigres brebis en heureux moutons d’idylle.

Méhémet-Ali avait eu du moins quelques rudes et grandes parties d’un souverain. Gobineau, l’intrépide faiseur de rapprochemens dont je parlais plus haut, n’eût pas hésité à le comparer à Alexandre ; il y a des ressemblances entre les deux aventuriers macédoniens qui firent trembler l’Asie avec une petite phalange d’Albanais, à vingt siècles de distance. Si le pacha d’Égypte n’eût pas trouvé devant lui la puissante Europe de nos jours, l’empire ottoman serait probablement tombé sous ses coups, comme l’empire perse sous ceux de son devancier et il aurait laissé aux Quinte-Curce de l’avenir les matériaux d’une légende