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tout aussi fabuleuse que celle de l’autre conquérant. J’ai encore vu, dans les villages du Haut-Nil, quelques-uns de ces vieux Arnautes qui firent la fortune du pacha ; il leur suffisait d’un froncement de sourcils pour tenir en respect toute une population. Leurs ancêtres, ces archers du Pin de que nous prenons si plaisamment pour des Grecs, ne devaient pas jouir d’un plus grand prestige dans les fiefs asiatiques où ils s’étaient établis. Méhémet fut cruel et sans scrupules ; mais croyez-vous très fort aux vertus et aux lumières d’Alexandre ? Méhémet eut l’intelligence de n’emprunter à l’Europe que des élémens utilisables pour une besogne turque. Uniquement soucieux de fortifier sa puissance militaire, il ne s’amusa pas à déguiser l’Égypte en Parisienne des boulevards ; il fit avec nos armes nouvelles des gestes héréditaires, compris et respectés de son peuple, de tous les peuples d’Orient. Il se servit de l’Europe pour de grands desseins d’ambition ; ses successeurs ont servi l’Europe, comme de petits commerçans servent l’usurier qu’ils appellent à leur secours.

Après Abbas, le monstre dont un Suétone pourrait seul raconter la vie et la mort, Saïd et Ismaïl firent de l’Égypte une maison d’agiotage et de plaisir. Ils épuisèrent l’inépuisable limon du Nil au profit des étrangers. Ils n’eurent qu’un but politique, s’émanciper de leur vasselage vis-à-vis du sultan. Leur courte astuce ne comprit pas que le joug nominal de la Porte était la plus sûre garantie de l’indépendance égyptienne, et qu’ils ne s’en débarrasseraient que pour tomber entre des griffes plus redoutables. Ils ne soupçonnèrent pas davantage la révolution économique qui s’accomplissait en Europe, la pesée croissante des intérêts matériels sur les calculs diplomatiques, à mesure que ces intérêts se répartissaient sur un plus grand nombre de têtes dans les pays où l’opinion gouverne. Habitués à pressurer les changeurs d’Alexandrie, qui venaient réclamer leur argent en demandant pardon de la liberté grande, les vice-rois se trottaient joyeusement les mains quand ils avaient placé un bon emprunt chez les gogos de Londres et de Paris ; ils ne prévoyaient pas que les porteurs de leur papier seraient un jour assez puissans pour remuer les chancelleries, et au besoin les flottes et les armées. Bref, par leur rébellion vaniteuse contre la Porte et par leur soif insatiable d’argent, ils appelaient fatalement l’intervention étrangère. Tristes souverains, qui ont gâché des milliards sans qu’il en reste sur le sol de l’Égypte une œuvre vraiment grande, une fondation vraiment utile, un beau monument, un souvenir de gloire militaire.

Quelle a été l’efficacité de l’intervention étrangère pour le bien du pays, et quel sera l’avenir d’un établissement que les bonnes