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rouges, jaunes, verts, suivant les goûts, et de pompons, et de franges multicolores. Voilà le conducteur à l’abri du vent et de la rosée dangereuse des matins. Mais que l’équipage soit complet ainsi, oh ! non, il s’en faut encore de deux grands points. Que serait un charretier romain, je vous le demande, sans ses vingt-quatre sonnettes, choisies une à une, combinées pour donner des quartes et des tierces savantes, et pendues en demi-cercle autour du soffietto ? Pourrait-il dormir ? Serait-ce une joie d’aller sur les routes sans musique ? Le peuple romain reconnaîtrait-il son serviteur et son ami, lui que des siècles ont habitué à ne point séparer la profession d’avec sa sonnaille ? Il en faut donc vingt-quatre : pas une de moins. Et la dernière difficulté sera alors de suspendre, sous la barre des essieux, un tonnelet vide, le bigoncio, dont les vibrations seront d’accord avec la musique d’en haut. Le tonnelet sert dans le cas où l’un des barils, couchés en file sur la voiture, viendrait à couler en chemin. Mais presque toujours il se balance inutile, heurté, ronflant, faisant sa partie de basse. Il importe de ne pas le prendre au hasard, et ces artistes de charretiers savent ce qu’il en coûte pour avoir un tonnelet ben accordato.

De la poésie pure, vous le voyez. Comment s’est-il trouvé un édile pour la persécuter ! Cependant rien n’est plus vrai. Les charretiers ont eu un ennemi, ou plutôt leurs sonnettes. On finirait peut-être par le découvrir, en cherchant bien, dans les listes du sénat. Cet homme irrespectueux des usages était, il y a quelques années, assesseur de police. Habitait-il une rue sur le passage des porteurs de vin ? Il défendit absolument les campanelle, sous prétexte qu’elles faisaient du bruit. Vous pensez l’émoi de la corporation. Autant valait la tuer. Elle se réunit. Elle mobilisa toutes ses relations. Quelques hommes courageux et haut placés prirent la défense du soffietto contre l’édit, et portèrent la question devant le conseil municipal de Rome. D’abord le cruel assesseur ne voulut rien entendre. Puis, sur le conseil de gens avisés, il accorda dix-huit sonnettes.

C’était bien peu. C’était trop peu. Aussi les charretiers, diplomates à leur manière, à la façon romaine, qui est faite de patience et du sentiment de la fragilité des choses, accrochent-ils, de temps à autre, une sonnette illégale. On en a dix-neuf ; on en a vingt. Ne le dites pas, je vous en prie, à vos amis d’Italie, mais je crois bien, une fois, en avoir compté vingt-quatre.

Les fortifications m’ont inspiré un intérêt d’un autre ordre, et des plus respectueux. Je me suis toujours tenu à distance, n’ayant aucune compétence, ni aucun désir de m’en voir attribuer une par le gouvernement italien. Je ne sais donc que ce qu’un profane peut entendre et peut voir.