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heures. Le travail de l’homme y laisse à peine une trace. Comme l’épervier qui le parcourt en tous sens, le regard ne s’y pose pas. Il erre, au milieu d’accidens toujours les mêmes, — une colline brusquement entaillée, rongée à sa base par un ruisseau boueux, une ruine au sommet d’un monticule, une enceinte de pieux longue de plusieurs milliers de mètres, enfermant un troupeau ; il reste suspendu, étonné de la monotone tristesse de chaque chose et de la grandeur claire de l’ensemble. C’est une impression très nouvelle, que je n’ai ressentie que là. Nous passons le Tibre sur le ponte Milvio. Dans une prairie qui sert de champ de courses, l’ancienne vacherie de Tor di Quinto, un long bâtiment jaune, à toits rouges, est devenue l’école de perfectionnement pour la cavalerie. Je ne vois pas de cavalier. Mais je vois partout, dans le regain vigoureux, des pâquerettes à dessous roses, grandes comme des marguerites de juin. Et cela est si doux en décembre ! D’ailleurs, en quelle saison sommes-nous ? L’air est chaud, le Tibre jaune se tord parmi l’herbe abondante des rives, et les plus ont des aigrettes d’étincelles, sur ces rochers de gauche qu’on nomme les pierres du Poussin.

Nous arrivons à la hauteur de deux domaines situés sur la limite de la zone de bonifica et concédés en emphytéose perpétuelle à mon compagnon M. P… Le premier Valchetta, appartient au chapitre de Saint-Pierre, le second. Prima Porta, au chapitre de Saint-Laurent. Un homme nous attend à cheval. Il nous précède. Nous quittons la route dans une petite carriole qu’il a amenée, et, tout de suite, l’aspect de la campagne révèle un agriculteur entendu et actif. Le long du chemin, montant entre deux haies d’épines, s’étendent des champs de luzerne qui donnent cinq coupes, de mai à septembre, des prés pleins de haut trèfle, des guérets préparés pour une plantation de betteraves, — culture encore nouvelle dans l’Agro, — puis un bois de jeunes pins, d’une belle venue, planté au pied du plateau rocheux où la ferme est posée. La ferme ressemble à beaucoup de celles que nous connaissons en France, mais l’éperon de terre qui la porte partage par le milieu une étroite vallée, et cette vallée est celle où se livra la bataille des trois cents Fabius contre les Véiens. Pendant que je regarde, penché entre deux romarins, ce ruisseau fameux du Cremere, bien menu dans les prés que je domine et qui fuient comme deux routes vertes, le vieux fermier m’a cueilli un bouquet de roses. Il l’attache au tablier de la voiture, et me conduit vers l’étable, — une rareté dans la campagne, — où sont renfermées, pendant la nuit, cinquante vaches de race suisse, dont le fait se vend à Rome. Je lis sur une ardoise, à l’entrée, le produit de la traite de la veille, trois cents litres, et, au-dessus des crèches, dans l’étable parfaitement