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oreilles. Je l’interroge. Elle est originaire des montagnes de la Sabine ; elle est mariée depuis trois ans ; elle a deux enfans. où sont-ils, les petits ? Elle me montre un gamin en culotte, presque au fond de la hutte, à côté du lit qui occupe tout le fond : le lit, c’est-à-dire, sur je ne sais quel tréteau que j’aperçois mal à cause de la fumée, un amas de feuilles de maïs et d’herbes, recouvert d’un drap sale, et défendu contre le froid de la nuit par une natte de jonc ! Elle paraît très douce et résignée. Je cherche le second enfant. Elle se penche, avec un sourire, au-dessus d’une corbeille pendue aux roseaux, tout près de terre, à un mètre du foyer. Le reste du mobilier tiendrait dans le creux de la main : deux ou trois petits pots de terre, un couvert d’étain, un paquet d’herbes, sans doute contre la fièvre.

Je sors, le cœur serré. Je comprends mieux à présent la violence des passions qu’excite la question de l’Agro romano. Rien à faire ! est-il possible, en vérité, de soutenir une pareille thèse ! Oui, à Rome, dans un salon, on peut, sans rire, développer, comme je l’ai entendu faire, la théorie de la vie en plein air, louer la salubrité des systèmes de campement légers, pareils à la tente. Mais ici, quand on se rend compte de cette incurie totale du maître, quand on voit l’abandon où sont laissés ces pauvres ouvriers de la terre, l’absence de tout secours, de toute provision, de tout bienêtre, on se demande si les gens qui parlent de la sorte ont vu la campagne romaine, et on se dit que le jour où le socialisme aura eu raison de la longue patience des nomades de l’Agro, le jour où ils recommenceront, à leur manière, la guerre des esclaves, certains possesseurs égoïstes du sol romain ne récolteront que ce qu’ils auront semé.

Je déclare assez vivement mon opinion à l’homme qui fait route avec moi, au moment où nous quittons le village.

— Vous n’avez pas tout vu, me dit-il. Mais déjà vous pouvez juger du sort de nos paysans. On appelle cela les loger. Oui, ils ont la permission de cueillir des roseaux, ou bien on leur offre des maisons comme celle que vous allez voir…

Je reconnaissais, dans le ton bref de mon compagnon, cette sorte d’ironie, recouvrant une violence profonde, que j’avais observée maintes fois en interrogeant des Romains du peuple mêlés aux choses de la campagne. Le visage demeure impassible. Les yeux seuls en disent un peu plus long que les mots.

— Et personne ne donne l’exemple ?

— Quelques-uns. Il y a un prince Felice Borghese, qui a fait beaucoup de bien et de grandes dépenses à Fossa-Nova. Il y en a un ou deux autres. Mais la plupart se contentent de toucher leurs