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l’eau, et la versent dans la mer. Aux époques de grandes pluies, les pompes travaillent nuit et jour. Si elles s’arrêtaient, le sol humide, couvert d’une croûte de sel, où nous marchons, disparaîtrait promptement sous un mètre d’eau. Les résultats obtenus, et qui coûtent soixante mille francs par an au gouvernement, sont donc toujours précaires. Ils permettent de cultiver ou d’ensemencer en herbes quelques parcelles. Le reste, le fond du Campo salino, devra être bien longtemps remué et travaillé avant de rapporter l’intérêt de pareilles dépenses.

Au sortir du marais, un bois de chênes centenaires, tordus, noueux, éclatés ou étêtés par l’orage et le temps, comme beaucoup de ceux qui composent les célèbres forêts des Marais-Pontins. Puis les prairies recommencent. Nous chargeons à fond de train, vers la ferme des buffles, qui ressemble aux cabanes des bergers de Prima-Porta, sauf que les murs cylindriques, portant la toiture de bruyère, sont ici construits en pierre. Le fait de la dernière traite s’y caille dans de grandes cuves. Les fromages fabriqués, pendus aux solives d’une grange voisine, fument dans l’atmosphère épaisse que répand un feu de branches vertes. Un second temps de galop nous amène, par des prés coupés d’arbres, devant un bois de plus presque centenaires. Nous apercevons tout à coup, à un détour, la futaie vénérable et sculpturale. Comme Puvis de Chavannes aurait bien rendu la poésie de ces belles lignes et de ces belles teintes simples : la plaine, d’un vert fatigué par les troupeaux, barrée subitement par ce mur de troncs magnifiques et sans branches, d’un rouge fauve, s’épanouissant ensemble à plus de vingt mètres du sol et se touchant par leurs couronnes sombres ; point de lumière tombant du ciel sur les mousses répandues à leur pied, mais des rayons venus de l’autre bord du bois, du côté de la mer, et jetant des plaques d’or sur les fûts à de grandes hauteurs, comme des lampes accrochées à des piliers de voûtes. La mer déferle à peu de distance, sur des plages d’une tristesse immense. Est-ce de là que viennent ces reflets immobiles, ou bien de petits marais invisibles, qui font miroir, et parent le bois de ces lunes de féerie ? Autrefois, une bande de forêt semblable formait un mur tout le long des côtes de l’Agro romano. Et peut-être servait-il à le protéger contre le vent malsain qui souffle de là. Les vieux Romains le disent. « Quels beaux arbres, don Camille ! — Plus beaux que bons ; l’humidité est si grande que le bois ne peut être employé pour la construction. Savez-vous que nous sommes ici presque au milieu du domaine, qui est surtout étendu en longueur ? — Combien avez-vous à droite ? — Six kilomètres. — Et à gauche ? — À peu près sept. »

Pour nous rendre à la ferme des vaches, nous suivons le bord d’une bande de 300 hectares de blé, formant un arc sans coupure