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autour du marais. Les vanneaux sont si nombreux et si peu sauvages que nous en tuerions sûrement, si nous avions eu la précaution d’emporter un fusil. Deux fois, nous donnons la chasse à d’énormes taureaux. L’un d’eux, marqué à la cuisse du chiffre du domaine et de la date 88, est le plus bel animal qu’on puisse voir. Son pelage, gris sur les flancs, devient noir au garrot. La tête est gris foncé. Nous le laissons furieux, arrêté par une barrière, creusant la terre de ses sabots, et nous entrons dans la terme. Un escalier extérieur conduit au premier étage dans une très longue salle. Au fond, autour du feu, un groupe nombreux de travailleurs, hommes et femmes, prenant leur repas. L’appartement sert de dortoir aussi. Mais ce n’est plus ce que j’ai vu ailleurs. Les lits sont placés dans des armoires fermées à clé, le long du mur. En ce moment, plusieurs armoires sont ouvertes. Je m’approche. À l’intérieur du volet de bois, près de l’oreiller, une bougie est fixée, sur un pied mobile. Elle est encadrée de deux cartes de géographie, sur lesquelles je lis : Imperium romanum. Le propriétaire, le paysan inconnu qui dort là, doit être un passionné liseur, car un peu au-dessus du drap, sur deux planchettes clouées au mur, dans l’ombre, je vois une double rangée de volumes. La bibliothèque d’un vacher romain ! Je regrette infiniment de ne pas en avoir pris le catalogue. Le temps pressait.

Au retour, comme j’interrogeais mon hôte sur la condition des travailleurs de la campagne, non pas de ceux que nous venions de visiter, mais des bandes de passage, si mal logées, si tristement abandonnées : « Dans l’état actuel de nos mœurs rurales, me dit-il, vous ne sauriez croire combien il est difficile de changer quoi que ce soit. Nous sommes dépendans de ces caporaux qui nous amènent les gens des Abruzzes. Ainsi, j’ai prié le mien d’engager les mêmes tâcherons qu’aux dernières saisons, afin de les connaître mieux, de les attacher de quelque manière au domaine. Il m’a demandé plus cher, parce que cela lui donnait plus de mal ! Comme amélioration, j’ai fait, bien que nous soyons en dehors des dix kilomètres, des logemens séparés pour les ménages. Il y aurait bien d’autres progrès à réaliser, mais nous sommes si lourdement grevés ! Qu’on nous exempte d’impôts pendant cinq ans, et nous transformerons les choses. »

Nous mettons enfin pied à terre devant le château de Maccarese, où nous devons déjeuner. Les butteri emmènent les chevaux. Des chiens de chasse, échappés du chenil, sautent autour de nous. On entend le marteau d’un maréchal-ferrant qui forge une roue de charrette, dans un coin des communs. La vie civilisée reparaît en la personne d’un vieux maître d’hôtel, qui nous précède dans