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confiantes qui existaient jadis entre les avocats, vivant côte à côte, appartenant à la même compagnie, retenus par la même discipline, avaient fait place à la défiance et au soupçon. Chacun des deux défenseurs observait son adversaire et se tenait sur la réserve. Cet adversaire était-il honnête et délicat ? était-il capable de soustraire une pièce ? Il ne le savait point ; ou quelquefois il le savait trop bien. Aussi se gardait-il de lui confier les titres de son client. « Nulle part, dit un contemporain, on n’ose communiquer les titres et les moyens des parties dans la crainte de soustraction, de falsification des pièces. » Dès lors toute discussion sérieuse et utile était impossible ! c’était le triomphe de la ruse, de la fraude, et de la calomnie.

Les juges à leur tour se méfiaient du défenseur. Cet inconnu, dont rien ne leur garantissait la moralité et qui n’avait aucun intérêt à mériter leur estime, pouvait impunément tronquer, dénaturer les contrats et les documens dont il donnait lecture. Pour éviter une surprise, les magistrats étaient obligés de contrôler toutes ses affirmations. De là des lenteurs, de là des retards dans l’administration de la justice ; et la plaidoirie, dont l’objet est d’éclairer le tribunal et de faciliter sa tâche, ne servait qu’à le dérouter. Juges, avocats, plaideurs, n’avançaient dans les sentiers de la justice qu’avec précaution, redoutant toujours quelque embûche ou quelque guet-apens. Pour qu’une affaire soit promptement instruite et bien jugée, tous les hommes expérimentés le savent, il est indispensable que les défenseurs des deux parties se connaissent et s’estiment. Il est indispensable aussi qu’ils soient connus et estimés des magistrats. Les plaideurs de l’époque révolutionnaire l’apprirent à leurs dépens.

Un trait manquerait à la physionomie des défenseurs officieux (et ce n’est pas le moins intéressant), si nous omettions de parler de leur rapacité. Malheur au plaideur naît et crédule qui se mettait entre leurs mains ! il était impitoyablement dépouillé. D’une voix unanime, les contemporains dénoncent les exactions de « ces voraces défenseurs précaires, qui vendent au poids de l’or des services soi-disant officieux. » L’un constate avec stupeur que les procès n’ont jamais coûté si cher que depuis que la justice est distribuée gratuitement, et il supplie les législateurs de fixer le salaire des défenseurs officieux. « La plupart d’entre eux, dit-il, ne connaissent plus de bornes à la rétribution qui leur est due, et leurs noms pourraient être inscrits dans la liste honteuse des hommes qui se sont enrichis des calamités révolutionnaires. » Un autre déclare que les procureurs et les avocats, dont on avait tant médit, n’étaient que des écoliers dans l’art d’écorcher leurs