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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/608

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effet là où le détenteur de la marchandise, obligé de vendre, ne se trouve en présence que de celui qui a l’argent comptant ? Il est contraint d’accepter le cours que ce dernier lui offre, si bas qu’il soit. Ceux qui assistent désarmés, c’est-à-dire sans détenir de numéraire, à ce contrat léonin, ne pourraient intervenir pour en améliorer les conditions, s’ils n’avaient pas la ressource d’acheter à terme, de spéculer à la hausse. Nous n’avons pas besoin de traverser l’Atlantique pour le constater. Dans beaucoup de nos départemens, aussitôt après la récolte, le paysan vend son blé au marchand qui lui apporte des espèces sonnantes à des prix souvent dépréciés ; mais ces prix seraient encore bien autrement bas si le paysan ne pouvait et ne savait opposer aux prétentions de son acheteur le cours des halles.

Or ces cours, qui s’appliquent à des époques à venir comme aux livraisons immédiates, sont constamment réglés par la spéculation, qui opère d’après les cotes indigènes et étrangères, d’après les perspectives de la récolte dans les divers pays du monde, qui, en un mot, fait entrer en ligne de compte tous les élémens de nature à exercer une influence légitime sur la denrée.

C’est là un des cas nombreux où la spéculation empêche l’avilissement des prix, dans l’intérêt du producteur, et, en particulier, du plus intéressant de tous, du cultivateur. On lui reproche d’aller parfois trop loin dans cette voie et d’arriver à un résultat contraire, c’est-à-dire de nuire aux intérêts du consommateur. Elle exagère, dit-on, les cours dans l’espoir de revendre plus cher au public le stock de denrées accumulées par elle ; — et voilà formulée cette terrible accusation d’accaparement qui fît jadis éclater si souvent les colères populaires.

À vrai dire, dans le monde moderne, dans une Europe et une Amérique sillonnées de chemins de fer et de canaux, nous ne croyons guère à la possibilité sérieuse d’un accaparement, quel qu’il soit, en dehors, bien entendu, de circonstances spéciales telles qu’une guerre, un siège. Aussitôt qu’un cas semblable se présente, tout le monde est d’accord pour accepter la nécessité de mesures spéciales qui mettent bon ordre à toute tentative de ce genre, si elle vient à se produire. Pendant le siège de Paris, en 1870-71, personne n’a songé à critiquer l’institution de boucheries municipales, qui rationnaient la viande vendue à chaque habitant et en réglementaient le prix. Mais, dans la vie ordinaire des peuples contemporains, qui peut avoir la prétention de dicter le prix d’une denrée de première nécessité ? Quel serait l’homme à la fois assez riche et assez insensé pour acheter la récolte en blé de la France, qui représente une valeur moyenne annuelle de 2 milliards