Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/636

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette moustache n’était pas encore très longue, mais elle pousserait. Là-dessus Lou soupira de contentement. Quelques-uns trouveraient peut-être fâcheux qu’il ne fût pas plus grand, mais elle ne se souciait pas des très grands hommes ; ils avaient toujours l’air de vous regarder de haut. En outre, il était fort. — Et ici une peur la saisit qu’il pût être blessé le lendemain par cette brute de Seth Stevens. Mais non, c’était impossible. Il devait être brave… elle en était sûre. Pourtant elle eût voulu que le combat n’eût pas lieu et sentait, avec quelque malaise, qu’elle en était cause jusqu’à un certain point. Là !.. on n’y pouvait rien. Les hommes étaient toujours à se battre d’une manière ou d’une autre.

Mr Crew, le ministre, n’avait-il pas dit que George Bancroft ferait son chemin dans le monde ? Et sa mère était du même avis. C’était ce qu’il fallait ! Elle aurait détesté un imbécile, un garçon commun. Épouser par exemple Seth Stevens ! — Elle en frémit. — Seth Stevens était cependant mieux que les autres ; elle l’avait trouvé beau dans un temps. Fi donc !

Puis le visage de Bancroft lui apparut de nouveau et, en se rappelant ses baisers, elle rougit. Ils seraient bientôt mariés, tout de suite. Si George n’avait pas d’argent, son père à elle donnerait ce qu’il pourrait, et ils s’en iraient dans l’Est. Son père ne refuserait pas, bien qu’il dût en être contrarié peut-être ; il ne lui refusait jamais rien. Si quinze cents dollars suffisaient pour George tout seul, trois mille seraient assez pour eux deux. Une fois lancé dans la pratique de la loi, George se ferait une place ; il était si habile, si laborieux ! Elle se réjouissait de lui fournir l’occasion qu’il souhaitait de gagner une fortune et une position. Mais il fallait commencer à New-York. Là il s’enrichirait vite et elle verrait New-York, et toutes les boutiques, et le beau monde, et elle aurait des robes de soie ; ils vivraient dans un hôtel et deviendraient de plus en plus riches, et elle se promènerait en voiture avec… (Ici elle rougit plus que jamais.) La vision cependant était trop ensorcelante pour qu’on la repoussât et elle se reconnut distinctement dans une voiture découverte avec une nourrice noire tenant le baby tout en dentelles par devant et malin comme pas un, et George à ses côtés ; tout le monde dans la Cinquième Avenue les dévisageait !

Le sommeil embrouilla bientôt ses folles espérances, mais le lendemain, à son réveil, la sécurité sans nuages de la nuit avait cédé la place à des craintes intolérables. En déjeunant, ce fut à peine si elle prononça un mot ou si elle leva les yeux ; Bancroft voyait dans cette préoccupation muette une preuve d’insouciance égoïste. Toute la matinée, elle erra par la maison, nerveuse, incapable de tenir en place, et à dîner, son père remarqua