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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/637

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qu’elle était, contre son habitude, pâle, abattue. Pour l’Ancien, les heures des repas étaient en général la source d’un plaisir intense, car il pouvait alors voir Lou à son aise et l’écouter avec un épanouissement d’orgueil et de joie d’autant plus difficile à concevoir que jamais ses sentimens intimes ne semblaient altérer l’impassibilité de sa physionomie. Il n’avait qu’à un faible degré la faculté d’exprimer ses pensées ou ses émotions. Il semblait aussi dur, aussi peu impressionnable qu’il était maître de lui et plein de réticences. L’Ancien était un homme de cinq pieds dix pouces environ, maigre et osseux, les épaules larges et carrées. Ses traits étaient forts et bien dessinés, sa bouche ferme avec la lèvre supérieure un peu longue, ses yeux gris. Les cheveux argentés, courts et rudes, se dressaient sur sa tête par un hardi contraste avec son teint couleur de cuir, sans une ride. Il était rasé de près et paraissait avoir moins que ses cinquante-huit ans.

Durant tout le dîner, il se demanda anxieusement ce qui pouvait ainsi affecter sa fille, et comment il parviendrait à le découvrir sans paraître forcer ses confidences. Car sa grande tendresse pour cette enfant avait développé chez l’Ancien d’étranges délicatesses de sentiment qui sont le parfum même de l’humilité de l’amour. Après dîner, cependant, Lou vint à lui, habillée comme pour une promenade et d’elle-même entama la conversation.

— Père, je voudrais vous parler.

L’Ancien posa par terre avec calme le seau d’eau qu’il portait à l’écurie et abaissa ses manches de chemise sur ses bras brunis et musculeux. Que ce fût par modestie inconsciente ou par sentiment des convenances, la chose eût été impossible à déterminer.

— Je voudrais savoir… Croyez-vous que Mr Bancroft soit fort… plus fort,.. — ici elle fit une pause soudaine, — plus fort que Seth Stevens ?

Aussitôt, l’Ancien parut concentrer toutes ses pensées sur ce problème.

— Peut-être, dit-il, après un silence pendant lequel il avait vainement cherché quelle réponse pouvait bien souhaiter sa fille, — peut-être ; il est plus âgé et mieux établi. Il n’y a pourtant pas beaucoup de différence. Je parie que dans cinq ans Seth sera joliment plus fort que le maître d’école, mais maintenant… — Il acheva vite, ayant lu sur la physionomie de sa fille. — Mais maintenant, il n’est pas assez homme…

La flamme gaie qui s’alluma dans les yeux de Lou fut une récompense suffisante pour l’Ancien.

— Père, j’ai encore quelque chose à vous demander. Vous savez ce que vous m’avez dit,.. que vous me donneriez ce que je voudrais