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bons champs, des prés où l’herbe semblait du velours et nourrissait de si fin bétail ! Quand il a donné cours à son chagrin et exaspéré son désir, on lui insinue cette idée très casuistique : « M. d’Ancier voulait faire son testament pour vous et pour nous, donc on peut regarder ses biens comme nous étant donnés devant Dieu ; il y manque bien la formalité du testament, mais le défaut peut se réparer ; vous avez la même voix que le défunt, rien de plus aisé que de le représenter dans un lit, de dicter un testament conforme à ses idées. » Denis comprend, accepte sans barguigner, il se couche, et devant un notaire, devant deux Francs-Comtois en voyage à Rome, dicte ses dernières volontés : « Je donne et lègue à Denis Euvrard, mon fermier, ma grange de Montferrant et toutes ses dépendances, comprenant un moulin, un bois et des cens. » Et il continue, à la grande stupéfaction des pères qui se sentent joués et n’osent souffler mot… « Item, je donne et lègue audit Euvrard 1,000 écus à choisir dans mes meilleures constitutions de rentes, et tout ce qu’il peut redevoir de termes arriérés pour son bail… » Enfin, après avoir comblé sa famille et lui tout le premier, le pseudo-testateur institue légataires universels les pères jésuites de Besançon, à charge de bâtir une église, où sera érigée une chapelle sous l’invocation de saint Antoine et saint François, et de célébrer une messe quotidienne pour le repos de son âme. — Ce qui fut exécuté de point en point. — Mais à son véritable lit de mort, Denis commit l’imprudence de confesser à son curé l’imposture : celui-ci exigea une déclaration publique, les biens mal hérités par le fermier retournèrent aux parens de M. d’Ancier, qui, de plus, intentèrent un procès aux pères jésuites ; après avoir perdu à Besançon et devant le parlement de Dole, ils gagnèrent devant le conseil suprême du roi d’Espagne à Bruxelles, et, définitivement propriétaires de cette fortune, les révérends pères construisirent les beaux bâtimens qui plus tard devinrent le lycée de Besançon.

Ne prenons point congé de notre capitale avant d’avoir salué une de ses gloires, l’ami Barbisier, ce favori du peuple, des poètes et des auteurs du cru depuis deux cents ans, le même peut-être qui inspirait à Charles Nodier sa grande passion pour les comédiens de bois. C’est l’émule de Guignol, de Gnafron et de Karagheuz, mais un Karagheuz plus décent, un Guignol plus hardi, plus frondeur, une sorte d’Aristarque qui maintes fois n’a pas hésité à tancer les vices et les vicieux, les puissans et le Tout-Puissant lui- même. Tudieu ! Quel gaillard et quelle langue ! Et comme dame Naitoure, sa chaste épouse, baisse pavillon devant ses argumens tout virils, à la grande joie des vignerons de Battant, assez portés à croire, eux aussi, que les femmes « ne sont pas des gens, » que