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Malheur à vous, gentilhomme ou manant, qui l’invoquez dans une heure de faiblesse ! Veux-tu de l’or, des femmes, des terres ? Veux-tu un moyen sûr d’hériter d’un vieux parent qui ne se presse pas assez de te laisser son bien ? — Eh oui, mais qu’exiges-tu en retour ? — Presque rien ; ton âme m’appartiendra plus tard. Eh quoi ? tu hésites ? — Non. — Signe alors, voici le parchemin. — C’est fait. — L’homme se rue dans la volupté, il oublie le pacte infernal ; le malin, lui, n’oublie pas, et, à l’heure dite, il surgit, et il l’emporte sur son grand cheval noir. Souvent aussi, le bon Dieu, qui ne veut pas que l’enfer se remplisse au détriment de son paradis, inspire le remords à la brebis égarée et la ramène au bercail, et voilà Belzébuth quinaud[1]. Ou bien encore, dans cette lutte de ruses et d’embûches, il est battu par la simple finesse comtoise. Des ouvriers, fort en peine pour construire un pont sur le Lison sans cesse débordé, promettent, s’il les aide, que le premier individu qui passera sur la chaussée lui appartiendra. L’un d’eux imagina d’y placer un rat et de l’obliger à traverser en l’effrayant par des cris ; le marché était exécuté puisqu’il portait le premier individu, non le premier homme ; or, la lettre ne tue pas toujours et vivifie parfois, et c’est pain bénit de tromper le trompeur par excellence. C’est encore un pauvre bûcheron du canton de Port-sur-Saône qui, traversant le bois de Troussard, lequel sépare les finages d’Auxon, Colombier et Flagy, aperçoit un vieillard déguenillé, étendu raide et froid comme un cadavre le long du sentier. Il gelait à pierre fendre. Ému de compassion, Tiénot charge l’homme sur ses fortes épaules, le rapporte à l’houteau, et le pose sur les briques encore chaudes du four (sa femme Barbette venait de cuire le pain). Tandis qu’il soupait à la cuisine, Barbette, curieuse comme elles le sont toutes, regarde par la chatière du four, et se récrie à la vue d’une espèce de queue de

  1. Une légende assez piquante, racontée par M. Charles Thuriet, est celle du dernier sire de Ray, sauvé de l’enfer par sa femme, la pieuse Quantine, à qui saint Pierre avait imposé de demeurer encore trois ans sur la terre à prier et à gémir pour lui. Adonc, ayant ouï dire que dans le grand voyage de la terre au ciel les âmes sont attaquées par des légions de diables qui s’efforcent de les arracher aux anges, elle pria instamment son époux de se tenir vers l’huis du paradis, afin qu’il l’ouvrît aussitôt, lorsqu’elle l’appellerait. Ray promit, foi de chevalier, et ayant passé de vie à trépas, il demeura vers saint Pierre, son patron, à la porte du paradis, pour y attendre Quantine. Lorsque le tour de celle-ci vint, elle cria : « — Ray ! — Qui est-ce ? — Quantine. — Passez ! — Aussi fut-elle reçue par son mari dans la vie éternelle. D’autres âmes qui attendaient à la porte du ciel, ayant vu Quantine entrer si aisément, s’avisèrent de répéter les paroles qu’elles avaient surprises : Ray ! — Qui est-ce ? — Quantine. — Passez ! Et leur admission ne souffrit aucune difficulté. — C’est pourquoi, dans l’espoir d’un succès semblable, on inscrit sur les tombes chrétiennes ces trois mots : Requiescant in pace, auxquelles on attribue communément une origine latine, dans l’ignorance de l’histoire du sire de Ray et de dame Quantine.