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triomphe de M. le maire, de M. le conseiller-général, prétexte de forts pourboires et de larges libations.

J’allais oublier les préparatifs de nos noces villageoises, la confection du trousseau, les jeunes filles qui disposent les quarterons d’épingles qu’on distribuera après la cérémonie religieuse ; le cortège nuptial escorté par le pellir et la coudri (le tailleur d’habits et la couturière), conduit par le ménétrier. S’il n’est plus question du ban de la fille, droit payé par le fiancé aux garçons du village, du bassin plein d’eau où la mariée devait boire pour oublier la maison paternelle, ou de la coiffe qu’elle portait quand elle avait son honneur, mainte tradition s’est maintenue : la reconnaissance, le chantelot, le chanteau, la bénédiction, la soupe des époux.

Au moment de partir pour l’église, les époux, suivis du cortège, viennent s’agenouiller et recevoir la bénédiction des parens. Les uns pleurent à chaudes larmes, d’autres dissimulent leur émotion, et, là comme à la ville, se joue l’éternelle tragi-comédie des sentimens plus ou moins contenus ; joie sincère des uns, jalousie des candidats ou des candidates évincés, réflexions malignes sur la fiancée, quand d’aventure il y a une paire de petits pieds en route, et qu’on a signé la grosse avant le contrat[1], (les moissons, la forêt, sont de si dangereuses complices), la gaîté du vieux… à l’idée que, par cette union, on sera les plus riches du village, qu’on aura dans un canton de champs plus de quarante quartes d’un seul tenant, tout le microcosme des passions qui agitent les enfans d’Adam et Ève. De ces discours de bénédiction, plus d’un certes ne brille point par l’éloquence, quelques-uns expriment avec bonheur les sentimens qui se dégagent de la situation, dans une langue savoureuse qui exhale pleinement le parfum de nos prairies et de nos bois. « Mes enfans, disait mon vieil ami G…, je vous bénis : multipliez comme les oiseaux dans l’air, ou comme les poissons dans la mer. Toi, Julie, tu apportes le souper, toi, Jean, le dîner, mais il faut songer aux enfans dont le couvert n’est pas mis. On ne vous demande pas d’imiter le vieux Bonnet qui a gagné son butin sou par sou, bâti lui-même sa maison dont il allait chercher les pierres la nuit, en hiver, qui à soixante ans travaille

  1. Quant à l’amoureux qui se laisse prendre sa bonne amie, on lui offre un bouquet de sauge ; elle cicatrise, dit-on, les plaies du cœur. — Jadis, dans le pays du val d’Ajol et de Fougerolles, à la mort du chef de famille, le curé-moine avait droit à un bœuf ; si la femme mourait, il fallait lui conduire une vache. Une fille ayant forfait à l’honneur payait une vache blanche, et de là le proverbe, quand un enfant naturel voyait le jour : « Encore une vache pour M. le curé ! » Droit d’autant plus redoutable que le prêtre tenait le registre de l’état des âmes, status animarum, que c’était lui-même et non un autre qui devait entendre la confession de ses ouailles. Alors aussi on invoquait la religion à tout propos, pour excommunier les chenilles, les hannetons, les sauterelles.